De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

pression est constitutif de cette idéalité. Cette expérience de

l'effacement du signifiant dans la voix n'est pas une illusion

parmi d'autres — puisqu'elle est la condition de l'idée même

de vérité — mais nous montrerons ailleurs en quoi elle se leurre.

Ce leurre est l'histoire de la vérité et on ne le dissipe pas si

vite. Dans la clôture de cette expérience, le mot est vécu comme

l'unité élémentaire et indécomposable du signifié et de la voix,

du concept et d'une substance d'expression transparente. Cette

expérience serait considérée dans sa plus grande pureté — et

en même temps dans sa condition de possibilité — comme

expérience de 1' « être ». Le mot « être », ou en tout cas les

mots désignant dans des langues différentes le sens de l'être,

serait avec quelques autres, un « mot originaire » (Urwort

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),

le mot transcendantal assurant la possibilité de l'être-mot à tous



les autres mots. Il serait pré-compris dans tout langage en tant

que tel et — c'est l'ouverture de Sem und Zeit — seule cette

pré-compréhension permettrait d'ouvrir la question du sens de

l'être en général, par-delà toutes les ontologies régionales et

toute la métaphysique : question qui entame la philosophie (par

exemple dans le Sophiste) et se laisse recouvrir par elle, question

que répète Heidegger en y soumettant l'histoire de la métaphy-

sique. Sans doute le sens de l'être n'est-il pas le mot « être »

ni le concept d'être, Heidegger le rappelle sans cesse. Mais

comme ce sens n'est rien hors du langage et du langage de

mots, il est lié, sinon à tel ou tel mot, à tel ou tel système de

langues (concesso non dato) du moins à la possibilité du mot

en général. Et de son irréductible simplicité. On pourrait donc

penser qu'il ne reste plus qu'à décider entre deux possibilités.

1° Est-ce qu'une linguistique moderne, c'est-à-dire une science

de la signification brisant l'unité du mot et rompant avec sa

prétendue irréductibilité, a encore affaire au « langage » ? Hei-

degger en douterait probablement. 2° Inversement, est-ce que

tout ce qui se médite si profondément sous le nom de pensée

ou de question de l'être n'est pas enfermé dans une vieille

linguistique du mot qu'on pratiquerait ici sans le savoir ? Sans

le savoir parce qu'une telle linguistique, qu'elle soit spontanée

ou systématique, a toujours dû partager les présuppositions de

la métaphysique. Elles se meuvent toutes deux sur le même sol.

11. Cf. Das Wesen der Sprache, et Das Wort, in Unterwegs

zur Sprache (1959).

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LA FIN DU LIVRE ET LE COMMENCEMENT DE L'ÉCRITURE

Il va de soi que l'alternative ne saurait être aussi simple.

D'une part, en effet, si la linguistique moderne reste tout

entière enfermée dans une conceptualité classique, si en parti-

culier elle se sert naïvement du mot être et de tout ce qu'il

suppose, ce qui dans cette linguistique déconstruit l'unité du

mot en général ne peut plus être circonscrit, selon le modèle

des questions heideggeriennes, tel qu'il fonctionne puissamment

dès le début de Sein und Zeit, comme science ontique ou onto-

logie régionale. Dans la mesure où la question de l'être s'unit

indissolublement, sans s'y réduire, à la précompréhension du

mot être, la linguistique qui travaille à la déconstruction de

l'unité constituée de ce mot n'a plus à attendre, en fait ou en

droit, que la question de l'être soit posée pour définir son champ

et l'ordre de sa dépendance.

Non seulement son champ n'est plus simplement ontique,

mais les limites de l'ontologie qui lui correspondrait n'ont plus

rien de régional. Et ce que nous disons ici de la linguistique ou

du moins d'un certain travail qui peut se faire en elle et grâce

à elle, ne pouvons-nous le dire de toute recherche en tant que

et dans la mesure rigoureuse où elle en viendrait à déconstituer

les concepts-mots fondateurs de l'ontologie, de l'être par pri-

vilège ? En dehors de la linguistique, c'est dans la recherche

psychanalytique que cette percée semble avoir aujourd'hui les

plus grandes chances de s'élargir.

Dans l'espace rigoureusement délimité de cette percée, ces

« sciences » ne sont plus dominées par les questions d'une

phénoménologie transcendantale ou d'une ontologie fondamen-

tale. On dira peut-être alors, suivant l'ordre des questions inau-

gurées par Sein und Zeit et radicalisant les questions de la phé-

noménologie husserlienne, que cette percée n'appartient pas à la

science elle-même, que ce qui semble ainsi se produire dans un

champ ontique. ou dans une ontologie régionale ne leur appar-

tient pas en droit et rejoint déjà la question de l'être elle-même.

Car d'autre part, c'est la question de l'être que Heidegger

pose à la métaphysique. Et avec elle la question de la vérité,

du sens, du logos. La méditation incessante de cette question

ne restaure pas des assurances. Elle les déloge au contraire à

leur propre profondeur, ce qui est plus difficile, s'agissant du

sens de l'être, qu'on ne le croit souvent. En interrogeant la

veille de toute détermination de l'être, en ébranlant les sécurités

de l'onto-théologie, une telle méditation contribue, tout autant



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DE LA GRAMMATOLOGIE

que la linguistique la plus actuelle, à disloquer l'unité de sens de

l'être, c'est-à-dire, en dernière instance, l'unité du mot.

C'est ainsi qu'après avoir évoqué la « voix de l'être », Hei-

degger rappelle qu'elle est silencieuse, muette, insonore, sans

mot, originairement a-phone (die Gewähr der lautlosen Stimme



verborgener Quellen...). La voix des sources se n'entend pas.

Rupture entre le sens originaire de l'être et le mot, entre le

sens et la voix, entre la « voix de l'être » et la « phonè »,

entre 1' « appel de l'être » et le son articulé ; une telle rupture,

qui confirme à la fois une métaphore fondamentale et la sus-

pecte en accusant le décalage métaphorique, traduit bien l'am-

biguïté de la situation heideggerienne au regard de la méta-

physique de la présence et du logocentrisme. Elle y est comprise

et la transgresse à la fois. Mais il est impossible de la partager.

Le mouvement même de la transgression la retient parfois en-

deçà de la limite. A "encontre de ce que nous suggérions plus

haut, il faudrait rappeler que le sens de l'être n'est jamais

simplement et rigoureusement un « signifié » pour Heidegger.

Ce n'est pas un hasard si ce terme n'est pas utilisé : cela veut

dire que l'être échappe au mouvement du signe, proposition

qu'on peut entendre aussi bien comme une répétition de la tra-

dition classique que comme une méfiance à l'égard d'une théorie

métaphysique ou technique de la signification. D'autre part, le

sens de l'être n'est littéralement ni « premier », ni « fondamen-

tal », ni « transcendantal », qu'on l'entende au sens scolas-

tique, kantien ou husserlien. Le dégagement de l'être comme

« transcendant » les catégories de l'étant, l'ouverture de l'onto-

logie fondamentale ne sont que des moments nécessaires mais

provisoires. Dès l'Introduction à la métaphysique, Heidegger

renonce au projet et au mot d'ontologie

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. La dissimulation

nécessaire, originaire et irréductible du sens de l'être, son occul-

tation dans l'éclosion même de la présence, ce retrait sans lequel

il n'y aurait même pas d'histoire de l'être qui fût de part en

part histoire et histoire de l'être, l'insistance de Heidegger à

marquer que l'être ne se produit comme histoire que par le

logos et n'est rien hors de lui, la différence entre l'être et l'étant,

tout cela indique bien que, fondamentalement, rien n'échappe

au mouvement du signifiant et que, en dernière instance, la

différence entre le signifié et le signifiant n'est rien. Cette pro-

12. Tr. G. Kahn, p. 50.

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