L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
chant, c'est l'expérience de l'archi-Grec ou du Chinois. L'article
Voix analyse et amplifie le même débat autour des thèses de
Dodart et de Duclos (dans l'article « Déclamation des anciens »
de l' Encyclopédie). Les différences entre les langues sont
mesurées à la distance qui, dans le système de chaque langue,
sépare la voix de parole de la voix de chant, « car, comme il y
a des langues plus ou moins harmonieuses, dont les accents sont
plus ou moins musicaux, on remarque aussi dans ces langues
que les voix de parole et de chant se rapprochent ou s'éloignent
dans la même proportion : ainsi comme la langue italienne
est plus musicale que la française, la parole s'y éloigne moins
du chant ; et il est plus aisé d'y reconnaître au chant l'homme
qu'on a entendu parler. Dans une langue qui serait toute harmo-
nieuse, comme était au commencement la langue grecque, la
différence de la voix de parole et de la voix de chant serait
nulle ; on n'aurait que la même voix pour parler et pour
chanter : peut-être est-ce encore aujourd'hui le cas des Chinois. »
2. Nous venons de nous rendre à deux évidences : l'unité
de la nature ou l'identité de l'origine sont travaillées par une
étrange différence qui les constitue en les entamant ; il faut
rendre compte de l'origine de la voix de parole — donc de la
société — avant et afin d'assigner sa possibilité à la musique,
c'est-à-dire à la voix de chant. Mais puisque dans le commen-
cement de la voix
toute-harmonieuse, parole et chant s'identi-
fi(ai) ent, avant et afin ont peut-être un sens juridique ou métho-
dologique, ils n'ont ni valeur structurale ni valeur génétique. On
aurait pu être tenté d'accorder une valeur structurale à la diffé-
rence entre parole et chant puisque Rousseau reconnaît que
celui-ci vient « modifier » celle-là. Mais le concept archéo-
téléologique de nature annule aussi le point de vue structural.
Dans le commencement ou dans l'idéal de la voix toute-harmo-
nieuse, la modification se confond avec la substance qu'elle
modifie. (Ce schéma a une valeur générale et commande tous les
discours, dès lors qu'ils font le moindre appel à l'une de ces
notions, quelle qu'elle soit : la nature et son autre, l'archéologie
et l'eschatologie, la substance et le mode, l'origine ou la genèse.)
Bien entendu, le point de vue méthodologique ou juridique
n'a plus aucune valeur rigoureuse dès qu'on annule la diffé-
rence de valeur entre le point de vue structural et le point de vue
génétique. Rousseau ne tient pas compte de cette conséquence,
dont il faut bien reconnaître qu'elle ravagerait plus d'un discours.
283
DE LA GRAMMATOLOGTE
Nous devons maintenant le suivre. 11 s'agit de délivrer, à
propos de l'origine du langage et de la société, un certain
nombre d'oppositions de concepts indispensables pour com-
prendre à la fois la possibilité de la parole et celle du chant. Et
surtout pour comprendre la tension ou la différence qui, dans
le langage comme dans la musique, opère à la fois comme l'ou-
verture et la menace, le principe de vie et le principe de mort.
Puisque la première parole doit être bonne, puisque l'archéo-
téléologie de la nature du langage et du langage de la nature nous
dicte, comme le fait la « voix de la nature », que l'essence origi-
nelle et idéale de la parole soit le chant lui-même, on ne peut
traiter séparément des deux origines. Mais comme la méthode du
discours doit rebrousser chemin et tenir compte de la régression
ou de la dégradation historique, elle doit séparer provisoirement
les deux questions et, d'une certaine manière, commencer par
la fin.
Voilà l'histoire. Car l'histoire qui suit l'origine et s'y ajoute
n'est que l'histoire de la séparation entre le chant et la parole.
Si nous considérons la différence qui écartelait l'origine, il faut
bien dire que cette histoire, qui est décadence et dégénérescence
de part en part, n'a pas eu de veille. La dégénérescence comme
séparation, sevrage de la parole et du chant, a toujours déjà
commencé. Tout le texte de Rousseau décrit, nous allons le
voir, l'origine comme commencement de la fin, comme déca-
dence inaugurale. Et pourtant, malgré cette description, le texte
se tord dans une sorte de labeur oblique pour faire comme si
la dégénérescence n'était pas prescrite dans la genèse et comme
si le mal sur-venait à la bonne origine. Comme si le chant et la
parole, qui ont le même acte et la même passion de naissance,
n'avaient pas toujours déjà commencé à se séparer.
On retrouve ici les avantages et les dangers du concept de
supplément ; du concept, aussi, de « funeste avantage » et de
« supplément dangereux ».
Le devenir de la musique, la séparation désolante du chant et
de la parole, a la forme de l'écriture comme « supplément
dangereux » : calcul et grammaticalité, perte d'énergie et substi-
tution. L'histoire de la musique est parallèle à l'histoire de la
langue, son mal est d'essence graphique. Quand il entreprend
d'expliquer comment la musique a dégénéré (chapitre XIX),
Rousseau rappelle la malheureuse histoire de la langue et de son
désastreux « perfectionnement » : « A mesure que la langue se
284