DE LA GRAMMATOLOGIE
peinture n'est possible, ne peut arracher à soi et traîner au
dehors, dans l'espace, l'intimité de sa vertu, que sous l'autorité
commune du concept d'imitation. La peinture et le chant sont
des reproductions, quelles que soient leurs différences ; le dedans
et le dehors les partagent également, l'expression a déjà com-
mencé à faire sortir la passion hors d'elle-même, elle a commencé
à l'exposer et à la peindre.
Cela confirme ce que nous avancions plus haut : l'imitation ne
peut pas se laisser apprécier par un acte simple. Rousseau a
besoin de l'imitation, il l'élève comme la possibilité du chant et
la sortie hors de l'animalité, mais il ne l'exalte que comme repro-
duction s'ajoutant au représenté mais n'y ajoutant rien, le sup-
pléant simplement. En ce sens il fait l'éloge de l'art ou de la
mimesis comme d'un supplément. Mais du même coup l'éloge
peut instantanément virer en critique. Puisque la mimétique
supplémentaire n'ajoute rien, n'est-elle pas inutile ? Et si néan-
moins, s'ajoutant au représenté, il n'est pas rien, ce supplément
imitatif n'est-il pas dangereux pour l'intégrité du représenté ?
Pour la pureté originelle de la nature ?
C'est pourquoi, se déplaçant à travers le système de la supplé-
mentarité avec une infaillibilité aveugle, et une sûreté de som-
nambule, Rousseau doit à la fois dénoncer la mimesis et l'art
comme suppléments (suppléments qui sont dangereux quand ils
ne sont pas inutiles, superflus quand ils ne sont pas néfastes, en
vérité l'un et l'autre à la fois) et y reconnaître la chance de
l'homme, l'expression de la passion, la sortie hors de l'inanimé.
C'est le statut du signe qui se trouve ainsi marqué par la
même ambiguïté. Le signifiant imite le signifié. Or l'art est
tissé de signes. Dans la mesure où la signification semble n'être,
au premier abord en tout cas, qu'un cas de l'imitation, faisons
encore un détour par l'Emile. L'ambiguïté du traitement réservé
à l'imitation nous rendra plus clair tel passage de l'Essai sur le
signe, l'art et l'imitation.
La pédagogie ne peut pas ne pas rencontrer le problème de
l'imitation. Qu'est-ce que l'exemple ? Doit-on enseigner par
l'exemple ou par l'explication ? Le maître doit-il se donner en
modèle et laisser faire, ou prodiguer les leçons et les exhorta-
tions ? Et y a-t-il de la vertu à être vertueux par imitation ?
Toutes ces questions sont posées au second livre de l'Emile.
Il s'agit d'abord de savoir comment enseigner la générosité,
la « libéralité » à l'enfant. Or avant même que le mot et le
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L'« ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
thème de l'imitation n'occupent le devant de la scène, le pro-
blème du signe est posé. Apprendre la vraie générosité à l'enfant,
c'est s'assurer qu'il ne se contentera pas de l'imiter. Or qu'est-ce
qu'imiter la générosité ? C'est donner les signes au lieu des
choses, les mots à la place des sentiments, l'argent comme sub-
stitut des biens réels. Il faudra donc enseigner à l'enfant à ne pas
imiter la libéralité et cet enseignement doit lutter contre une
résistance. L'enfant veut spontanément garder ses biens et
donner le change : « Remarquez qu'on ne fait jamais donner
par l'enfant que des choses dont il ignore la valeur, des pièces de
métal qu'il a dans sa poche, et qui ne lui servent qu'à cela. Un
enfant donnerait plutôt cent louis qu'un gâteau. » Ce que l'on
donne facilement, ce ne sont pas des signifiants inséparables
des signifiés ou des choses, ce sont des signifiants dévalués. L'en-
fant ne donnerait pas si facilement l'argent s'il pouvait ou savait
en faire quelque chose. « Mais engagez ce prodigue distribu-
teur à donner les choses qui lui sont chères, des jouets, des
bonbons, son goûter, et nous saurons bientôt si vous l'avez
vraiment rendu libéral. » (P. 97-99.)
Non que l'enfant soit naturellement avare. L'enfant désire
naturellement garder ce qu'il désire. C'est normal et naturel. Le
vice ici, ou la perversité, consisterait à ne pas s'attacher aux
choses naturellement désirables mais à leurs signifiants substi-
tutifs. Si un enfant aimait l'argent pour l'argent, il serait per-
vers ; ce ne serait plus un enfant. Le concept d'enfance pour
Rousseau a toujours rapport au signe. L'enfance, plus précisé-
ment, c'est le non-rapport au signe en tant que tel. Mais
qu'est-ce qu'un signe en tant que tel ? Il n'y a pas de signe
comme tel. Ou bien le signe est considéré comme une chose,
il n'est pas un signe. Ou bien il est un renvoi, et alors il n'est
pas lui-même. L'enfant selon Rousseau, c'est le nom de ce qui
devrait n'avoir aucun rapport avec un signifiant séparé, aimé
en quelque sorte pour lui-même, tel un fétiche. Or cet usage
pervers du signifiant est en quelque sorte à la fois interdit et
toléré par la structure de l'imitation. Dès qu'un signifiant n'est
plus imitatif, la menace de perversion devient sans doute aiguë
Mais déjà dans l'imitation, le décalage entre la chose même et
son double, voire entre le sens et son image, assure un logement
au mensonge, à la falsification et au vice.
D'où l'hésitation de l'Emile. D'une part, tout commence par
l'imitation et l'enfant n'apprend que par l'exemple. Ici l'imitation
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DE LA GRAMMATOLOGIE
est bonne, elle est plus humaine, elle n'a rien à faire avec la
singerie. Les simagrées seraient plutôt du côté de ceux qui,
comme le voudrait Locke, dispensent aux enfants, au lieu
d'exemples, des raisonnements sur l'intérêt qu'il y a à être
libéral. On ne passera jamais de cette « libéralité usurière » à la
vraie générosité qui ne se transmet que par l'exemple et la
bonne imitation : « Maîtres, laissez les simagrées, soyez vertueux
et bons, que vos exemples se gravent dans la mémoire de vos
enfants, en attendant qu'ils puissent entrer dans leurs cœurs. »
Mais cette bonne imitation porte déjà en elle-même les pré-
misses de son altération. Et tout le problème de la pédagogie
dans l'Emile peut s'y résumer. L'enfant est d'abord passif,
l'exemple se grave d'abord dans la mémoire « en attendant »
d'entrer dans le cœur. Or il peut rester dans la mémoire sans
toucher le cœur ; et inversement, la ressemblance entre le
coeur et la mémoire fait qu'à son tour l'enfant peut feindre
d'agir selon le cœur au moment où il se contente d'imiter selon
les signes de la mémoire. Il peut toujours se contenter de
donner des signes. Dans un premier temps, la bonne imitation
peut être impossible, dans un deuxième temps, elle peut être
détournée de son bon usage. « Au lieu de me hâter d'exiger
du mien des actes de charité, j'aime mieux en faire en sa pré-
sence, et lui ôter même le moyen de m'imiter en cela, comme
un honneur qui n'est pas de son âge. » « Je sais que toutes
ces vertus par imitation sont des vertus de singe, et que nulle
bonne action n'est moralement bonne que quand on la fait
comme telle, et non parce que d'autres la font. Mais, dans un
âge où le cœur ne sent rien encore, il faut bien faire imi-
ter aux enfants les actes dont on veut leur donner l'habitude, en
attendant qu'ils les puissent faire par discernement et par amour
du bien
35
. »
La possibilité de l'imitation semble donc interrompre la simpli-
cité naturelle. Avec l'imitation, n'est-ce pas la duplicité qui s'in-
35. Est-il utile de signaler ici qu'on retrouve la même probléma-
tique de l'exemple et une formulation littéralement identique dans
la Critique de la raison pratique, certes, mais surtout dans les
Eléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (1797) qui
distinguent entre l'exemple comme cas d'une règle pratique (Exem-
pel) et l'exemple comme cas particulier dans l' « exhibition pure-
ment théorique d'un certain concept (Beispiel) », (§ 61) et dans les
notes sur la Pédagogie, publiées en 1803 ?
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