DE LA GRAMMATOLOGIE
De cette irréductibilité de l'ordre sémiotique, Rousseau tire
aussi des conclusions contre le sensualisme et le matérialisme de
son siècle : « Les couleurs et les sons peuvent beaucoup comme
représentations et signes, peu de choses comme simples objets
des sens. » L'argument de l'art comme texte signifiant est au
service de la métaphysique et de l'éthique spiritualiste : « Je
crois qu'en développant mieux ces idées on se fût épargné bien
des sots raisonnements sur la musique ancienne. Mais dans ce
siècle où l'on s'efforce de matérialiser toutes les opérations de
l'âme, et d'ôter toute moralité aux sentiments humains, je suis
trompé si la nouvelle philosophie ne devient aussi funeste au
bon goût qu'à la vertu. » (Ibid.)
Il faut être attentif à la finalité dernière de la considération
dont jouit ici le signe. Selon une règle générale qui nous importe
ici, l'attention au signifiant a pour effet paradoxal de le réduire.
A la différence du concept de supplément qui, bien entendu,
ne signifie rien, ne remplace qu'un manque, le signifiant, comme
cela est indiqué dans la forme grammaticale de ce mot et la
forme logique de ce concept, signifie un signifié. On ne peut
séparer son efficace du signifié auquel il est lié. Ce n'est pas
le corps du signe qui agit car il est toute sensation, mais le
signifié qu'il exprime, imite ou transporte. De la critique du sen-
sualisme par Rousseau, on aurait tort de conclure que c'est le
signe lui-même qui épuise l'opération de l'art. Nous sommes
émus, « excités », par le représenté et non par le représentant,
par l'exprimé et non par l'expression, par le dedans qui est exposé
et non par les dehors de l'exposition. Même dans la peinture,
la représentation n'est vivante et ne nous touche que si elle
imite un objet et, mieux, si elle exprime une passion : « C'est
le dessin, c'est l'imitation qui donne à ces couleurs de la vie
et de l'âme ; ce sont les passions qu'elles expriment qui viennent
émouvoir les nôtres... les traits d'un tableau touchant nous
touchent encore dans une estampe. »
L'estampe : l'art naissant de l'imitation, n'appartient à l'œuvre
proprement dite que ce qui peut être retenu dans l'estampe,
dans l'impression reproductrice des traits. Si le beau ne perd
rien à être reproduit, si on le reconnaît dans son signe, dans
ce signe du signe qu'est une copie, c'est que dans la « première
fois » de sa production il était déjà essence reproductive.
L'estampe, qui copie les modèles de l'art, n'en est pas moins le
modèle de l'art. Si l'origine de l'art est la possibilité de l'estampe,
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
la mort de l'art et l'art comme mort sont prescrits dès la nais-
sance de l'œuvre. Le principe de vie, une fois de plus, se
confond avec le principe de mort. Une fois de plus, Rousseau
désire les séparer mais une fois de plus, il fait droit dans sa
description et dans son texte à ce qui limite ou contredit son
désir.
D'une part, en effet, Rousseau ne doute pas que l'imitation
et le trait formel soient le propre de l'art et il hérite, comme
s'il allait de soi, du concept traditionnel de la mimesis ; concept
qui fut d'abord celui des philosophes que Rousseau, on s'en sou-
vient, accusait d'avoir tué le chant. Cette accusation ne pouvait
être radicale puisqu'elle se meut à l'intérieur de la conceptua-
lité héritée de cette philosophie et de la conception métaphysique
de l'art. Le trait qui se prête à l'estampe, la ligne qui s'imite
appartient à tous les arts, aux arts de l'espace autant qu'aux arts
de la durée, à la musique non moins qu'à la peinture. Dans l'une
et l'autre, elle dessine l'espace de l'imitation et l'imitation de
l'espace.
« Comme donc la peinture n'est pas l'art de combiner des
couleurs d'une manière agréable à la vue, la musique n'est
pas non plus l'art de combiner des sons d'une manière agréable
à l'oreille. S'il n'y avait que cela, l'une et l'autre seraient au
nombre des sciences naturelles et non pas des beaux-arts.
C'est l'imitation seule qui les élève à ce rang. Or, qu'est-ce
qui fait de la peinture un art d'imitation ? C'est le dessin.
Qu'est-ce qui de la musique en fait un autre ? C'est la
mélodie » (ch. XIII).
Or le trait (dessin ou ligne mélodique) n'est pas seulement
ce qui permet l'imitation et la reconnaissance du représenté
dans le représentant. Il est l'élément de la différence formelle qui
permet aux contenus (à la substance colorée ou sonore) d'appa-
raître. Du même coup, il ne peut donner lieu à l'art (technè)
comme mimesis sans le constituer aussitôt en technique d'imita-
tion. Si l'art vit d'une reproduction originaire, le trait qui per-
met cette reproduction ouvre du même coup l'espace du calcul,
de la grammaticalité, de la science rationnelle des intervalles et
de ces « règles de l'imitation » fatales à l'énergie. Rappelons-
nous : « A mesure qu'on multipliait les règles de l'imitation, la
langue imitative s'affaiblissait. » L'imitation serait donc à la
fois la vie et la mort de l'art. L'art et la mort, l'art et sa mort
seraient compris dans l'espace d'altération de l'itération origi-
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DE LA GRAMMATOLOGIE
naire (iterum, de nouveau, ne vient-il pas du sanscrit itara,
autre '?) ; de la répétition, de la reproduction, de la représen-
tation ; ou aussi bien dans l'espace comme possibilité de
l'itération et sortie de la vie mise hors d'elle-même.
Car le trait est l'espacement lui-même et marquant les figures,
il travaille autant les surfaces de la peinture que le temps de
la musique :
« La mélodie fait précisément dans la musique ce que
fait le dessin dans la peinture ; c'est elle qui marque les traits
et les figures dont les accords et les sons ne sont que les
couleurs. Mais, dira-t-on, la mélodie n'est qu'une succession
de sons. Sans doute ; mais le dessin n'est aussi qu'un arran-
gement de couleurs. Un orateur se sert d'encre pour tracer
ses écrits : est-ce à dire que l'encre soit une liqueur fort
éloquente? » (ch. XIII).
Tout en dégageant ainsi un concept de différence formelle,
en critiquant avec vigueur une esthétique qu'on pourrait appeler
substantialiste plutôt que matérialiste, plus attentive au contenu
sensible qu'à la composition formelle, Rousseau ne confie pas
moins la charge de l'art — ici de la musique — au trait.
C'est-à-dire à ce qui peut donner lieu au calcul froid et aux
règles de l'imitation. Selon une logique avec laquelle nous
sommes maintenant familiarisés, Rousseau va au devant de
ce danger en opposant la bonne forme à la mauvaise forme, la
forme de vie à la forme de mort, la forme mélodique à la
forme harmonique, forme à contenu imitatif et forme sans
contenu, forme pleine de sens et abstraction vide. Rousseau
réagit alors contre le formalisme. Celui-ci est aussi à ses yeux
un matérialisme et un sensualisme.
Il est difficile de bien comprendre l'enjeu des chapitres XIII
« De la mélodie » et XIV « De l'harmonie » si l'on n'en perçoit
pas le contexte immédiat : la polémique avec Rameau. Ces
chapitres ne font que rassembler et styliser une discussion déve-
loppée dans les articles correspondants du Dictionnaire de
musique et dans l'Examen de deux principes avancés par
M. Rameau dans sa brochure intitulée « Erreurs sur la
musique », dans l' « Encyclopédie » (1755). Mais ce contexte
ne sert que de révélateur à une nécessité systématique et perma-
nente.
La différence entre la forme mélodique et la forme harmo-
nique a aux yeux de Rousseau une importance décisive. Par
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