L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
tous les caractères qui les distinguent l'une de l'autre, elles
s'opposent comme la vie et la mort du chant. Et pourtant, si
l'on s'en tenait à l'origine du mot (« originairement un nom
propre ») et aux « anciens traités qui nous restent », « l'har-
monie sera-t-elle fort difficile à distinguer de la mélodie, à moins
qu'on n'ajoute à cette dernière les idées de rythme et de mesure,
sans lesquelles, en effet, nulle mélodie ne peut avoir un carac-
tère déterminé, au lieu que l'harmonie a le sien par elle-même,
indépendamment de toute autre quantité ». La différence propre
à l'harmonie doit donc se chercher parmi les modernes, selon
lesquels elle est « une succession d'accords selon les lois de la
modulation ». Les principes de cette harmonie n'ont été assem-
blés en systèmes que par les modernes. Examinant celui de
Rameau, Rousseau lui reproche d'abord de faire passer pour
naturel ce qui est purement conventionnel : « Je dois pourtant
déclarer que ce système, quelque ingénieux qu'il soit, n'est rien
moins que fondé sur la nature, comme il le répète sans cesse ;
qu'il n'est établi que sur des analogies et des convenances qu'un
homme inventif peut renverser demain par d'autres plus natu-
relles » (Dictionnaire). La faute de Rameau serait double : une
exubérance artificialiste et un recours illusoire ou abusif à la
nature, un excès d'arbitraire qui prétend ne s'inspirer que de la
physique des sons. Or on ne peut pas déduire une science des
encnaînements et des intervalles d'une simple physique ; l'argu-
mentation de Rousseau est à bien des égards remarquable :
« Le principe physique de la résonnance nous offre des
accords isolés et solitaires ; il n'en établit pas la succession. Une
succession régulière est pourtant nécessaire. Un dictionnaire de
mots choisis n'est pas une harangue, ni un recueil de bons
accords une pièce de musique : il faut un sens, il faut de la liai-
son dans la musique ainsi que dans le langage ; il faut que
quelque chose de ce qui précède se transmette à ce qui suit,
pour que le tout fasse un ensemble et puisse être appelé vérita-
blement un. Or la sensation composée qui résulte d'un accord
parfait se résout dans la sensation absolue de chacun des
sons qui le composent, et dans la sensation comparée de
chacun des intervalles que ces mêmes sons forment entre
eux ; il n'y a rien au-delà de sensible dans cet accord ;
d'où il suit que ce n'est que par le rapport des sons et par
l'analogie des intervalles qu'on peut établir la liaison dont il
s'agit, et c'est là le vrai et l'unique principe d'où découlent
toutes les lois de l'harmonie et de la modulation. Si donc
299
DE LA GRAMMATOLOGIE
toute l'harmonie n'était formée que par une succession
d'accords parfaits majeurs, il suffirait d'y procéder par inter-
valles semblables à ceux qui composent un tel accord ; car
alors quelque son de l'accord précédent se prolongeant néces-
sairement dans le suivant, tous les accords se trouveraient
suffisamment liés, et l'harmonie serait une au moins en ce
sens. Mais, outre que de telles successions excluraient toute
mélodie en excluant le genre diatonique qui en fait la base,
elles n'iraient point au vrai but de l'art, puisque la musique,
étant un discours, doit avoir comme lui ses périodes, ses
phrases, ses suspensions, ses repos, sa ponctuation de toute
espèce, et que l'uniformité des marches harmoniques n'offri-
rait rien de tout cela. Les marches diatoniques exigeaient que
les accords majeurs et mineurs fussent entremêlés, et l'on a
senti la nécessité des dissonances pour marquer les phrases et
les repos. Or la succession liée des accords parfaits majeurs ne
donne ni l'accord parfait mineur, ni la dissonance, ni aucune
espèce de phrase, et la ponctuation s'y trouve tout-à-fait
en défaut. M. Rameau voulant absolument, dans son système,
tirer de la nature toute notre harmonie, a eu recours pour
cet effet à une autre expérience de son invention... » (Ibid.
L'auteur ne souligne que le mot harmonie.)
La faute de Rameau répond au modèle de toutes les fautes et
de toutes les perversions historiques telles qu'elles prennent
forme aux yeux de Rousseau : selon le cercle, l'ellipse ou la
figure irreprésentable du mouvement historique, la rationalité
abstraite et la froide convention y rejoignent la nature morte,
le règne physique, un certain rationalisme se confond avec le
matérialisme ou le sensualisme. Ou l'empirisme : faux empi-
risme, empirisme falsifiant les données immédiates de l'expé-
rience. Et cette falsification qui égare la raison est d'abord une
faute du cœur. Si Rameau se trompe
36
, ses errements sont des
36. « M. Rameau voulant absolument, dans son système, tirer
de la nature toute notre harmonie, a eu recours pour cet effet à
une autre expérience de son invention... Mais premièrement l'expé-
rience est fausse... Quand on supposerait la vérité de cette expé-
rience, cela ne lèverait pas à beaucoup près les difficultés. Si, comme
le prétend M. Rameau, toute l'harmonie est dérivée de la résonance
du corps sonore, il n'en dérive donc point des seules vibrations du
corps sonore qui ne résonne pas. En effet c'est une étrange théorie de
tirer de ce qui ne résonne pas les principes de l'harmonie ; et
c'est une étrange physique de faire vibrer et non résonner le corps
sonore, comme si le son lui-même était autre chose que l'air
ébranlé par ces vibrations... »
300