DE LA GRAMMATOLOGIE
dans le chant, la mélodie est originairement corrompue par
l'harmonie. L'harmonie est le supplément originaire de la
mélodie. Mais Rousseau ne rend jamais explicite l'originarité
du manque qui rend nécessaire l'addition de la suppléance, à
savoir la quantité et les différences de quantité qui toujours
peuvent faire pleurer, quels autres peuvent mettre en colère ; les
Burettes de ce pays-là rassembleraient sur des guenilles quelques
lambeaux défigurés de nos tableaux ; puis on se demanderait avec
surprise ce qu'il y a de si merveilleux dans ce coloris.
Que si, dans quelque nation voisine, on commençait à former
quelque trait, quelque ébauche de dessin, quelque figure encore
imparfaite, tout cela passerait pour du barbouillage, pour une pein-
ture capricieuse et baroque ; et l'on s'en tiendrait, pour conserver
le goût, à ce beau simple, qui véritablement n'exprime rien, mais
qui fait briller de belles nuances, de grandes plaques bien colorées,
de longues dégradations de teintes sans aucun trait.
Enfin, peut-être, à force de progrès, on en viendrait à l'expérience
du prisme. Aussitôt quelque artiste célèbre établirait là-dessus un
beau système. Messieurs, leur dirait-il, pour bien philosopher, il
faut remonter aux causes physiques. Voilà la décomposition de la
lumière ; voilà toutes les couleurs primitives ; voilà leurs rapports,
leurs proportions, voilà les vrais principes du plaisir que vous fait
la peinture. Tous ces mots mystérieux de dessin, de représentation,
de figure, sont une pure charlatanerie des peintres français, qui,
par leurs imitations, pensent donner je ne sais quels mouvements à
l'âme, tandis qu'on sait qu'il n'y a que des sensations. On vous dit
des merveilles de leurs tableaux ; mais voyez mes teintes. »
Et Rousseau prolonge encore le discours imaginaire de cet étran-
ger qui n'est en somme que le correspondant — étranger et
théoricien de la peinture — d'un musicien et musicographe fran-
çais, l'analogue de Rameau : « Les peintres français, continuerait-il,
ont peut-être observé l'arc-en-ciel ; ils ont pu recevoir de la nature
quelque goût de nuance et quelque instinct de coloris. Moi, je
vous ai montré les grands, les vrais principes de l'art. Que dis-je
de l'art ! de tous les arts, messieurs, de toutes les sciences. L'analyse
des couleurs, le calcul des réfractions du prisme vous donnent les
seuls rapport exacts qui soient dans la nature, la règle de tous les
rapports. Or, tout dans l'univers n'est que rapport. On sait donc tout
quand on sait peindre ; on sait tout quand on sait assortir des
couleurs.
Que dirions-nous du peintre assez dépourvu de sentiment et de
goût pour raisonner de la sorte, et borner stupidement au physique
de son art le plaisir que nous fait la peinture ? Que dirions-nous
du musicien qui, plein de préjugés semblables, croirait voir dans la
seule harmonie la source des grands effets de la musique ? Nous
enverrions le premier mettre en couleur des boiseries, et nous
condamnerions l'autre à faire des opéras français. »
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
déjà travaillent la mélodie. Il ne l'explicite pas ou plutôt il la
dit sans la dire, de manière oblique et contrebandière. Et le
lisant, il faut le surprendre, si l'on peut ainsi dire en collant
ici cette phrase des Confessions, « à ce travail de contre-
bande
40
». La définition de l'origine de la musique, dans le
passage de l'Essai que nous venons de citer, se poursuivait
ainsi, sans que la contradiction ou l'impureté devinssent des
thèmes. « ... Les accents formaient le chant, les quantités for-
maient la mesure, et l'on parlait autant par les sons et par le
rythme que par les articulations et les voix. Dire et chanter
étaient autrefois la même chose, dit Strabon ; ce qui montre,
ajoute-t-il, que la poésie est la source de l'éloquence. Il fallait
dire que l'une et l'autre eurent la même source, et ne furent
d'abord que la même chose. Sur la manière dont se lièrent les
premières sociétés, était-il étonnant qu'on mît en vers les pre-
mières histoires, et qu'on chantât les premières lois ? Etail-il
étonnant que les premiers grammairiens soumissent leur art à
la musique, et fussent à la fois professeurs de l'un et de
l'autre? »
Nous aurons à rapprocher ces propositions d'autres proposi-
tions analogues, celles de Vico par exemple. Nous nous inté-
ressons pour l'instant à la logique propre du discours de Rous-
seau : au lieu de conclure de cette simultanéité que le chant
s'entamait dans la grammaire, que la différence avait déjà com-
40. C'est dans ce passage du premier livre qui explique « com-
ment j'ai appris à convoiter en silence, à me cacher, à dissimuler,
à mentir et à dérober, enfin... » (p. 32). Un peu plus haut, le
passage suivant, qui nous paraît, pour plusieurs raisons, devoir
être ici relu : « Le métier ne me déplaisait pas en lui-même ; j'avais
un goût vif pour le dessin ; le jeu du burin m'amusait assez, et
comme le talent du graveur pour l'horlogerie est très borné, j'avais
l'espoir d en atteindre la perfection. J'y serais parvenu peut-être si
la brutalité de mon maître et la gêne excessive ne m'avaient rebuté
du travail. Je lui dérobais mon temps, pour l'employer en occupa-
tions du même genre, mais qui avaient pour moi l'attrait de la
liberté. Je gravais des espèces de médailles pour nous servir à
moi et à mes camarades d'ordre de chevalerie. Mon maître me
surprit à ce travail de contrebande, et me roua de coups, disant
que je m'exerçais à faire de la fausse monnaie, parce que nos
médailles avaient les armes de la République. Je puis bien jurer
que je n'avais nulle idée de la fausse monnaie, et très peu de la
véritable. Je savais mieux comment se faisaient les As romains que
nos pièces de trois sous. »
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