L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
accorde dix fois plus de place dans sa description, sont plutôt
des langues de la passion. Mais cette description n'empêche
pas Rousseau de déclarer que les unes naissent de la passion, les
autres du besoin : les unes expriment d'abord la passion, les
autres d'abord le besoin. Sur les terres méridionales, les premiers
discours furent des chants d'amour, sur les terres septentrionales
« le premier mot ne fut pas aimez-moi mais aidez-moi ».
Si l'on prenait ces déclarations à la lettre, on devrait les juger
contradictoires et avec les descriptions et avec d'autres décla-
rations : notamment avec celle qui exclut qu'une langue naisse
du pur besoin. Mais pour n'être pas simplement apparentes, ces
contradictions sont réglées par le désir de considérer l'origine
fonctionnelle ou polaire comme origine réelle et naturelle. Ne
pouvant simplement se résoudre à ce que le concept d'origine
n'occupe qu'une fonction relative dans un système situant en
soi une multitude d'origines, chaque origine pouvant être l'effet
ou le rejeton d'une autre origine, le nord pouvant devenir le
sud pour un site plus nordique, etc., Rousseau voudrait que l'ori-
gine absolue soit un midi absolu. C'est à partir de ce schéma qu'il
faut poser à nouveau la question du fait et du droit, de l'ori-
gine réelle et de l'origine idéale, de la genèse et de la structure
dans le discours de Rousseau. Ce schéma est sans doute plus
complexe qu'on ne le pense en général.
Il faut rendre compte ici des nécessités suivantes : le
midi est le lieu d'origine ou le berceau des langues. Dès lors,
les langues méridionales sont plus près de l'enfance, du non-
langage et de la nature. Mais en même temps, plus proches de
l'origine, ce sont des langues plus pures, plus vivantes, plus
animées. En revanche, les langues septentrionales s'éloignent de
l'origine, elles sont moins pures, moins vivantes, moins chaudes.
On peut suivre en elles le progrès de la mort et du refroidis-
sement. Mais ici encore, l'irreprésentable, c'est que cet éloi-
gnement rapproche de l'origine. Les langues du nord recon-
duisent à ce besoin, à cette physique, à cette nature dont les
langues méridionales, qui venaient de la quitter, étaient aussi
proches que possible. C'est toujours l'impossible dessin, l'in-
croyable ligne de la structure supplémentaire. Bien que la diffé-
rence entre sud et nord, passion et besoin, explique l'origine des
langues, elle persiste dans les langues constituées, et à la limite,
le nord revient au sud du sud, ce qui met le sud au nord du
nord. La passion anime plus ou moins, et du dedans, le besoin.
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DE LA GRAMMATOLOGIE
Le besoin contraint plus ou moins, et du dedans, la passion.
Cette différence polaire devrait empêcher en toute rigueur de
distinguer deux séries simplement extérieures l'une à l'autre. Mais
on sait maintenant pourquoi Rousseau tient à maintenir cette
impossible extériorité. Son texte se déplace alors entre ce que
nous avons appelé la description et la déclaration, qui sont
elles-mêmes des pôles structuraux plus que des' repères naturels
et fixes.
Selon la force de pression du besoin persistant dans la
passion, nous aurons donc affaire à différents types de passion
et donc à différents types de langues. Or la pression du besoin
varie selon le lieu. Le lieu, c'est à la fois la situation géogra-
phique et la période de la saison. La différence dans la pres-
sion des besoins tenant à une différence locale, on ne pourra
distinguer la question de classification morphologique des
langues, qui tient compte des effets du besoin sur la forme de la
langue, et la question du lieu d'origine de la langue, la typologie
et la topologie. On doit considérer d'ensemble l'origine des
langues et la différence entre les langues. De sorte que, pour
continuer à réfléchir sur l'organisation de l'Essai, nous voyons
Rousseau aborder cette double question comme une seule et
même question ; et le faire après avoir traité de l'a définition
de la langue en général ou des langues primitives en général.
Le chapitre VIII, « Différence générale et locale dans l'origine
des langues », se présente ainsi : « Tout ce que j'ai dit jus-
qu'ici convient aux langues primitives en général, et aux pro-
grès qui résultent de leur durée, mais n'explique ni leur origine,
ni leurs différences. »
En quoi le lieu d'origine d'une langue marque-t-il immédia-
tement la différence propre de la langue ? Quel est ici le privi-
lège du local ? Le local signifie d'abord la nature du sol et du
climat : « La principale cause qui les distingue est locale, elle
vient des climats où elles naissent, et de la manière dont elles
se forment : c'est à cette cause qu'il faut remonter pour conce-
voir la différence générale et caractéristique qu'on remarque
entre les langues du midi et celles du nord. » Proposition qui se
conforme à la promesse qui ouvre l'Essai : il faut fournir une
explication naturelle, non métaphysique, non théologique de
l'origine des langues :
« La parole distingue l'homme entre les animaux : le langage
distingue les nations entre elles ; on ne connaît d'où est un
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
homme qu'après qu'il a parlé. L'usage et le besoin font
apprendre à chacun la langue de son pays ; mais qu'est-ce
qui fait que cette langue est celle de son pays et non pas
d'un autre ? Il faut bien remonter, pour le dire, à quelque
raison qui tienne au local, et qui soit antérieure aux mœurs
mêmes : la parole, étant la première institution sociale, ne doit
sa forme qu'à des causes naturelles. »
Revenir à ces causes naturelles, c'est donc éviter l'usteron pro-
teron théologico-moral, celui de Condillac par exemple. On sait
que dans le second Discours, Rousseau, tout en reconnaissant
sa dette, lui reproche de se donner des mœurs et une société
pour expliquer l'origine des langues, et cela au moment même
où Condillac prétend donner une explication purement natu-
relle de ce qui reste néanmoins à ses yeux un don de Dieu.
Rousseau regrette que Condillac suppose ce qu'il faut précisé-
ment mettre en question à l'origine, à savoir « une sorte de
société déjà établie entre les inventeurs du langage ». C'est
« la faute de ceux qui, raisonnant sur l'état de rature, y trans-
portent les idées prises dans la société ». Sur ce point aussi,
l'Essai est accordé au Discours. Il n'y a pas d'institution sociale
avant la langue, celle-ci n'est pas un élément de la culture parmi
d'autres, elle est l'élément de l'institution en général ; elle com-
prend et construit toute la structure sociale. Rien ne la précé-
dant dans la société, sa cause ne peut être que pré-culturelle :
naturelle. Bien qu'elle soit d'essence passionnelle, sa cause, qui
n'est pas son essence, relève donc de la nature, c'est-à-dire du
besoin. Et si l'on voulait trouver ici une jointure précise entre le
second Discours et les quatre chapitres de l'Essai traitant de l'ori-
gine et des différences des langues, notamment dans ce contenu
factuel dont on a tiré argument, il faudrait relire, dans la Pre-
mière Partie du Discours, telle page sur les rapports de l'instinct
et de la société, de la passion et du besoin, du nord et du midi.
On y verrait : 1) que la supplémentarité en est la règle structurale
(« L'homme sauvage, livré par la nature au seul instinct, ou
plutôt dédommagé de celui qui lui manque peut-être par des
facultés capables d'y suppléer d'abord et de l'élever ensuite fort
au-dessus de celle-là, commencera donc par les fonctions pure-
ment animales. » Nous soulignons) ; 2) que malgré l'hétéro-
généité essentielle de la passion et du besoin, celle-là s'ajoute
à celui-ci comme un effet à une cause, un produit à une origine :
« Quoi qu'en disent les moralistes, l'entendement humain doit
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