De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

qu'ils signifient la mort) tiennent parfois lieu de parole lorsque

celle-ci comporte une plus grande menace d'absence et entame

l'énergie de la vie. Dans ce cas, la langue des gestes visibles

est plus vive. L'amour « put aussi inventer la parole, mais

moins heureusement. Peu content d'elle, il la dédaigne : il a

des manières plus vives de s'exprimer. Que celle qui traçait

avec tant de plaisir l'ombre de son amant lui disait de choses !

Quels sons eût-elle employés pour rendre ce mouvement de

baguette ? »

C'est donc après l'invention du langage et la naissance de

la passion que, pour se ressaisir de la présence, le désir, selon

un schéma que nous avons reconnu, revient au mouvement de

la baguette, au doigt et à l'œil, au mutisme chargé de discours.

Il s'agit d'un retour supplémentaire vers le plus naturel et

non d'une origine du langage. Rousseau le précise ensuite en

distinguant le geste de la gesticulation : celui-là, qui dessine

l'ombre de la présence, manie silencieusement la première

métaphore ; celle-ci est un adjoint indiscret et encombrant de

la parole. C'est un mauvais supplément. Le langage silencieux

de l'amour n'est pas un geste pré-linguistique, c'est une « élo-

quence muette ».

« Nos gestes [à nous, Européens] ne signifient rien que

notre inquiétude naturelle ; ce n'est pas de ceux-là que je

veux parler. Il n'y a que les Européens qui gesticulent en

parlant : on dirait que toute la force de leur langue est

dans leurs bras ; ils y ajoutent encore celle des poumons,

et tout cela ne leur sert guère. Quand un Franc s'est bien

démené, s'est bien tourmenté le corps à dire beaucoup de

paroles, un Turc ôte un moment la pipe de sa bouche, dit

deux mots à demi voix, et l'écrase d'une sentence ». (Ici

le Turc n'est plus, comme sa langue, du Nord, mais de

l'Orient. Nous sommes à la fois du Nord et de l'Occi-

dent.)


La valeur du signe muet est aussi bien celle de la sobriété

et de la discrétion dans la parole : l'économie de la parole.

« Depuis que nous avons appris à gesticuler, nous avons

oublié l'art des pantomimes, par la même raison qu'avec

beaucoup de belles grammaires nous n'entendons plus les

symboles des Egyptiens. Ce que les anciens disaient le plus

vivement, ils ne l'exprimaient pas par des mots, mais par

des signes ; ils ne le disaient pas, ils le montraient. »

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L « ESSAI SUR L ORIGINE DES LANGUES »

Ce qu'ils montraient, entendons-le bien, ce n'était pas la

chose mais sa métaphore hiéroglyphique, le signe visible. Cet

éloge de la symbolique égyptienne pourrait surprendre : c'est

un éloge de l'écriture et un éloge de la sauvagerie, plus pré-

cisément de cette écriture dont il nous est dit plus loin qu'elle

convient aux peuples sauvages. La sauvagerie ne caractérise

pas l'état primitif de l'homme, l'état de pure nature, mais

l'état de la société naissante, du premier langage et des pre-

mières passions. Etat structurellement antérieur à l'état bar-

bare, lui-même antérieur à la société civile. En effet, dans le

chapitre « De l'écriture » (V), les hiéroglyphes égyptiens

sont définis l'écriture la plus grossière et la plus antique. Elle

conviendrait aux peuples rassemblés en nation sous la forme

de la sauvagerie :

« Plus l'écriture est grossière, plus la langue est antique.

La première manière d'écrire n'est pas de peindre les sons,

mais les objets mêmes, soit directement, comme faisaient les

Mexicains, soit par des figures allégoriques, comme firent

autrefois les Egyptiens. Cet état répond à la langue passionnée,

et suppose déjà quelque société et des besoins que les passions

ont fait naître. » ...» La peinture des objets convient aux

peuples sauvages. »

La langue hiéroglyphique est une langue passionnée. La sau-

vagerie se tient au plus près de cette origine passionnelle de

la langue. Le paradoxe, c'est qu'elle se tienne ainsi plus près

de l'écriture que de la parole. Car le geste, qui ailleurs exprime

le besoin, représente ici la passion. Il est écriture non seulement

parce qu'il trace, comme le mouvement de la baguette, un

dessin dans l'espace, mais parce que le signifiant signifie d'abord

un signifiant, et non la chose même ni un signifié directement

présenté. Le graphe hiéroglyphique est déjà allégorique. Le

geste qui dit la parole avant les mots et qui « argumente aux

yeux- », tel est le moment de l'écriture sauvage.

« Ouvrez l'histoire ancienne ; vous la trouverez pleine de

ces manières d'argumenter aux yeux, et jamais elles ne man-

quent d'offrir un effet plus assuré que tous les discours qu'on

aurait pu mettre à la place. L'objet offert avant de parler,

ébranle l'imagination, excite la curiosité, tient l'esprit en sus-

pens et dans l'attente de ce qu'on va dire. J'ai remarqué que

les Italiens et les Provençaux, chez qui pour l'ordinaire le

geste précède le discours, trouvent ainsi le moyen de se

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DE LA GRAMMATOLOGIE

faire mieux écouter, et même avec plus de plaisir. Mais le



langage le plus énergique est celui où le signe a tout dit avant

qu'on parle. Tarquin, Thrasybule abattant les têtes des pavots,

Alexandre appliquant son cachet sur la bouche de son favori,

Diogène se promenant devant Zenon, ne parlaient-ils pas

mieux qu'avec des mots ? Quel circuit de paroles eût aussi

bien exprimé les mêmes idées

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 ? » (Nous soulignons.)

Comment la langue du geste ou du regard peut-elle exprimer

ici la passion, et ailleurs le besoin ? La « contradiction » entre

ces différents textes répond à l'unité d'une intention et à la

nécessité d'une contrainte.

1. Rousseau dit le désir de la présence immédiate. Quand

celle-ci est mieux représentée par la portée de voix et

réduit la dispersion, il fait l'éloge de la parole vive, qui est

alors la langue des passions. Quand l'immédiateté de la pré-

sence est mieux représentée par la proximité et la rapidité du

geste et du regard, il fait l'éloge de l'écriture la plus sauvage,

celle qui ne représente pas le représentant oral : le hiéroglyphe.

2. Ce concept d'écriture désigne le lieu du malaise, de l'in-

cohérence réglée dans la conceptualité, et bien au-delà de



l'Essai, et bien au-delà de Rousseau. Cette incohérence tiendrait

à ce que l'unité du besoin et de la passion (avec tout le sys-

tème des significations associées) vient sans cesse effacer la

limite que Rousseau obstinément dessine et rappelle. Cette

nervure centrale, sans laquelle tout l'organisme conceptuel

s'effondrerait, Rousseau la déclare et veut la penser comme

une distinction, il la décrit comme une différance supplémen-

taire. Celle-ci contraint en son graphique l'étrange unité de la

passion et du besoin.

En quoi l'écriture la révèle-t-elle ? En quoi l'écriture est-elle,

comme la pitié, par exemple, dans la nature et hors de la

nature ? Et que signifie ici, comme naguère celui de l'imagi-

52. On retrouve tous ces exemples, dans des termes voisins,

au livre IV de l'Emile. 11 s'agit de louer, dans l'éloquence antique,

l'économie de la parole : « Ce qu'on disait le plus vivement ne

s'exprimait pas par des mots, mais par des signes ; on ne le disait

pas, on le montrait. L'objet qu'on expose aux yeux ébranle l'ima-

gination, excite la curiosité, tient l'esprit dans l'attente de ce qu'on

va dire : et souvent cet objet seul a tout dit. Thrasybule et Tar-

quin coupant des têtes de pavots, Alexandre appliquant son

sceau... etc... Quel circuit de paroles eût aussi bien rendu les mêmes

idées? » (p. 400).

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