L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
L'articulation est bien, où qu'on la prenne, l'articulation :
celle des membres et des organes, la différance (dans le) corps
(propre). Or ce qui semble le plus propre à effacer cette diffé-
rance dans l'expression naturelle, n'est-ce pas le souffle ? Un
souffle parlant, chantant, souffle de langage mais souffle inar-
ticulé.
Un tel souffle ne peut avoir une origine et une destination
humaines. Il n'est plus en voie d'humanité comme la langue
de l'enfant, mais de surhumanité. Son principe et sa fin sont
théologiques, comme la voix et la providence de la nature.
C'est sur ce modèle onto-théologique que Rousseau règle ses
répétitions d'origine. Ce modèle exemplaire d'un souffle (pneu-
ma) pur et d'une vie inentamée, d'un chant et d'un langage
inarticulés, d'une parole sans espacement, nous en avons, bien
qu'il soit utopique et atopique, un paradigme à notre mesure.
Nous pouvons le nommer et le définir. C'est la neume : pure
vocalisation, forme d'un chant inarticulé, sans parole, dont
le nom veut dire souffle, qui nous est inspirée par Dieu et
ne peut s'adresser qu'à lui. Telle la définit le Dictionnaire de
musique :
« NEUME, s. f. Terme de plain-chant. La neume est une
espèce de courte récapitulation du chant d'un mode, laquelle
se fait à la fin d'une antienne par une simple variété de
sons et sans y joindre aucunes paroles. Les catholiques auto-
risent ce singulier usage sur un passage de saint Augustin,
qui dit que, ne pouvant trouver des paroles dignes de plaire
à Dieu, l'on fait bien de lui adresser des chants confus de
jubilation : « Car à qui convient une telle jubilation sans
paroles, si ce n'est à l'être ineffable, lorsqu'on ne peut ni se
taire, ni rien trouver dans ses transports qui les exprime,
si ce n'est des sons inarticulés ? » (Nous soulignons.)
Parler avant de savoir parler, ne pouvoir ni se taire ni parler,
cette limite de l'origine est bien celle d'une présence pure,
assez présente pour être vivante, sentie dans une jouissance,
mais assez pure pour rester inentamée par le travail de la
différence, assez inarticulée pour que la jouissance de soi ne
soit pas altérée par l'intervalle, la discontinuité, l'altérité. Cette
expérience de la présence continue à soi, Rousseau pense bien
qu'elle n'est accordée qu'à Dieu : donnée à Dieu ou à ceux
dont le cœur s'accorde à celui de Dieu. C'est bien cet accord,
cette ressemblance du divin et de l'humain qui l'inspire lors-
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DE LA GRAMMATOLOGIE
qu'il rêve, dans les Rêveries, de cette expérience d'un temps
réduit à la présence, « où le présent dure toujours sans néan-
moins marquer sa durée et sans aucune trace de succession ».
Qu'on relise toutes ces pages : elles disent le malheur du
temps déchiré en sa présence par le rappel et l'anticipation. La
jouissance d'un présent continu et inarticulé est une expérience
presque impossible : « A peine est-il dans nos plus vives
jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous
dire : Je voudrais que cet instant durât toujours. » Le cœur
n'est pas un organe parce qu'il n'est pas inscrit dans un sys-
tème de différences et d'articulations. Il n'est pas un organe
parce qu'il est l'organe de la présence pure. De cet état presque
impossible, Rousseau a fait l'expérience à l'Isle de Saint-Pierre.
On a beaucoup écrit
55
de cette description, sur les thèmes de
la nature, de l'eau, de l'écoulement, etc. La comparant à la
pure vocalisation, aux pures voyelles de la langue naturelle
et de la neume, nous y découperons seulement le système de
quatre significations.
La jouissance de la présence à soi, l'auto-affection pure,
inaltérée par aucun dehors, est accordée à Dieu :
« De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien
d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre
existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même
comme Dieu. »
Il doit y avoir mouvement, vie, jouissance du temps, pré-
sence à soi. Mais ce mouvement doit être sans intervalles, sans
différence, sans discontinuité :
« Il n'y faut ni un repos absolu ni trop d'agitation, mais
un mouvement uniforme et modéré qui n'ait ni secousses ni
intervalles. Sans mouvement la vie n'est qu'une léthargie.
Si le mouvement est inégal ou trop fort il réveille... Le mou-
vement qui ne vient pas du dehors se fait alors au dedans de
nous. »
Ce mouvement est une parole inarticulée, une parole d'avant
les mots, assez vivante pour parler, assez pure, intérieure et
homogène pour ne se rapporter à aucun objet, pour n'accueillir
55. Nous nous contenterons de renvoyer aux notes et à la biblio-
graphie données par les éditeurs des Rêveries dans la « Pléiade »
(p. 1045 sq).
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
en soi aucune différence mortelle, aucune négativité ; c'est un
charme et donc un chant :
« Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille ; en
nous rappelant aux objets environnants, il détruit le charme
de la rêverie, et nous arrache d'au dedans de nous pour
nous remettre à l'instant sous le joug de la fortune et des
hommes et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un
silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la
mort. »
Et pourtant cette expérience presque impossible, presque
étrangère aux contraintes de la supplémentarité, nous la vivons,
si notre cœur est assez pur pour cela, déjà comme un supplé-
ment, comme un dédommagement. Et c'est la différence entre
notre expérience et celle de Dieu lui-même :
« Mais un infortuné qu'on a retranché de la société humaine
et qui ne peut plus rien faire ici bas d'utile et de bon pour
autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les
félicités humaines des dédommagements que la fortune et
les hommes ne lui sauraient ôter. Il est vrai que ces dédomma-
gements ne peuvent être sentis par toutes les âmes ni dans
toutes les situations. Il faut que le cœur soit en paix et
qu'aucune passion n'en vienne troubler le calme. »
La différence entre Dieu et nous, c'est que Dieu distribue
et que nous recevons les dédommagements. Toute la théologie
morale de Rousseau implique, le Vicaire utilise souvent ce
mot, que la sollicitude divine puisse toujours procurer de justes
dédommagements. Dieu seul est dispensé du supplément qu'il
dispense. Il est la dispense du supplément.
La neume, le charme de la présence à soi, l'expérience inarti-
culée du temps, autant dire l' utopie. Un tel langage — puisqu'il
doit s'agir d'un langage — n'a proprement pas lieu. Il ignore
l'articulation qui ne va pas sans espacement et sans organisation
des lieux. Il n'y a pas de langage avant la différence locale.
Or les quatre chapitres sur la « Différence générale et locale
dans l'origine des langues » (VIII), la « Formation des langues
méridionales » (IX), la « Formation des langues du nord » (X)
et les « Réflexions sur ces différences » (XI) démentent par leur
description ce qui semble requis par l'organisation déclarée de
l'Essai. Ce qu'ils décrivent, c'est qu'il n'y a rien qu'on puisse
appeler langage avant l'articulation, c'est-à-dire la différence
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