L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
n'en a dû sortir que par quelque funeste hasard qui pour
l'utilité commune eût dû ne jamais arriver » (p. 171).
Il a dû arriver ce qui n'eût dû jamais arriver. Entre ces
deux modalités s'inscrit donc la nécessité de la non-nécessité,
la fatalité d'un jeu cruel. Le supplément ne peut répondre qu'à
la logique non logique d'un jeu. Ce jeu est le jeu du monde.
Le monde a dû pouvoir jouer sur son axe pour qu'un simple
mouvement du doigt le fasse tourner sur lui-même. C'est parce
qu'il y avait du jeu dans le mouvement du monde qu'une force
presque nulle a pu, d'un coup, d'un geste silencieux, donner sa
chance ou sa malchance à la société, à l'histoire, au langage,
au temps, au rapport à l'autre, à la mort, etc. La chance et le
mal d'écriture qui s'ensuivront auront le sens du jeu. Mais Rous-
seau ne l'affirme pas. Il s'y résigne, il en retient les symptômes
dans les contradictions réglées de son discours, il l'accepte et le
refuse mais il ne l'affirme pas. Celui qui inclina l'axe du globe
aurait pu être un Dieu joueur, risquant à la fois le meilleur
et le pire, sans savoir. Mais il est partout ailleurs déterminé
comme providence. Par ce dernier geste et par tout ce qui
s'ordonne à lui dans la pensée de Rousseau, le sens est mis
hors jeu. Comme dans toute la métaphysique onto-théologique,
comme chez Platon déjà. Et la condamnation de l'art, chaque
fois qu'elle est univoque, en témoigne clairement.
Si les sociétés sont nées de la catastrophe, c'est qu'elles sont
nées par accident. Rousseau naturalise l'accident biblique : il
fait de la chute un accident de la nature. Mais du même coup,
il transforme le coup de dés, la change ou l'échéance d'un Dieu
joueur, en une chute coupable. Entre les accidents de la nature
et le mal social, il y a une complicité qui manifeste d'ailleurs
la Providence divine. La société ne se crée que pour réparer les
accidents de la nature. Les déluges, les tremblements de terre,
les éruptions de volcans, les incendies ont sans doute effrayé les
sauvages mais les ont ensuite rassemblés « pour réparer en
commun les pertes communes ». Voilà « de quels instruments
se servit la Providence pour forcer les humains à se rappro-
cher ». La formation des sociétés a joué un rôle compensateur
dans l'économie générale du monde. Née de la catastrophe, la
société apaise la nature déchaînée. Il faut qu'elle ait à son tour
ce rôle régulateur sans quoi la catastrophe eût été mortelle.
La catastrophe elle-même obéit à une économie. Elle est
contenue. « Depuis que les sociétés sont établies, ces grands
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DE LA GRAMMATOLOGIE
accidents ont cessé et sont devenus plus rares : il semble que
cela doit encore être ; les mêmes malheurs qui rassemblèrent
les hommes épars disperseraient ceux qui sont réunis »
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.
(Ch. IX.)
La guerre des hommes a pour effet de réduire la guerre des
éléments naturels. Cette économie marque bien que la dégra-
dation issue de la catastrophe doit être, comme nous l'avions
vérifié ailleurs, compensée, limitée, régularisée, par une opération
supplémentaire dont nous avions relevé le schéma. « Sans cela
je ne vois pas comment le système eût pu subsister, et l'équi-
libre se maintenir. Dans les deux règnes organisés, les grandes
espèces eussent, à la longue, absorbé les petites : toute la terre
n'eût bientôt été couverte que d'arbres et de bêtes féroces ; à
la fin tout eût péri. » Suit une admirable description du travail
de l'homme dont « la main » retient la dégradation de la nature
et « retarde ce progrès ».
La catastrophe ouvre le jeu du supplément parce qu'elle ins-
crit la différence locale. A l'unité du « printemps perpétuel »,
elle fait succéder la dualité des principes, la polarité et l'oppo-
sition des lieux (le nord et le sud), la révolution des saisons
qui répète régulièrement la catastrophe
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; elle fait en quelque
sorte changer de lieu et de climat sur place, produit l'alternance
enfin du chaud et du froid, de l'eau et du feu.
Langue et société s'instituent suivant le rapport supplémen-
62. Si la force de dispersion peut apparaître avant et après la
catastrophe, si la catastrophe réunit les hommes lors de son appa-
rition mais les disperse à nouveau par sa persistance, on s'explique
alors la cohérence de la théorie, du besoin, sous les contradictions
apparentes. Avant la catastrophe, le besoin tient les hommes épars ;
lors de la catastrophe, il les rassemble. « La terre nourrit les
hommes ; mais quand les premiers besoins les ont dispersés, d'autres
besoins les rassemblent, et c'est alors seulement qu'ils parlent et
font parler d'eux. Pour ne pas me trouver en contradiction avec
moi-même, il faut me laisser le temps de m'expliquer. »
63. Essai : « Les révolutions des saisons sont une autre cause
plus générale et plus permanente, qui dut produire le même effet
dans les climats exposés à cette variété. » Fragment sur les climats :
« Une autre diversité qui multiplie et combine la précédente est celle
des saisons. Leur succession, portant alternativement plusieurs cli-
mats en un seul, accoutume les hommes qui l'habitent à leurs
impressions diverses, et les rend capables de passer et de vivre
dans tous les pays dont la température se fait sentir dans le
leur », (p. 531).
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