L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
taire des deux principes ou des deux séries de significa-
tions (nord/hiver/froid/besoin/articulation ; midi/été/chaleur/
passion/accentuation).
Au nord, en hiver, quand il fait froid, le besoin crée la conven-
tion.
« Forcés de s'approvisionner pour l'hiver, voilà les habi-
tants dans le cas de s'entraider, les voilà contraints d'établir
entre eux quelque sorte de convention. Quand les courses
deviennent impossibles et que la rigueur du froid les arrête,
l'ennui les lie autant que le besoin : les Lapons, ensevelis
dans leurs glaces, les Esquimaux, le plus sauvage de tous
les peuples, se rassemblent l'hiver dans leurs cavernes, et l'été
ne se connaissent plus. Augmentez d'un degré leur dévelop-
pement et leurs lumières, les voilà réunis pour toujours ».
Le feu supplée la chaleur naturelle, les hommes du nord
doivent se rassembler autour d'un foyer. Non seulement pour
la cuisson des viandes — et l'homme est aux yeux de Rousseau
le seul animal capable à la fois de parler, de vivre en société
et de faire cuire ce qu'il mange — mais pour danser et pour
s'aimer.
« L'estomac ni les intestins de l'homme ne sont pas faits
pour digérer la chair crue : en général son goût ne la supporte
pas. A l'exception peut-être des seuls Esquimaux dont je
viens de parler, les sauvages mêmes grillent leurs viandes.
A l'usage du feu, nécessaire pour les cuire, se joint le plaisir
qu'il donne à la vue, et sa chaleur agréable au corps :
l'aspect de la flamme, qui fait fuir les animaux, attire l'homme.
On se rassemble autour d'un foyer commun, on y fait des
festins, on y danse : les doux liens de l'habitude y rapprochent
insensiblement l'homme de ses semblables, et sur ce foyer
rustique brûle le feu sacré qui porte au fond des cœurs
le premier sentiment de l'humanité. »
Au sud, le mouvement est inverse, il conduit non plus du
besoin à la passion mais de la passion au besoin. Et le supplé-
ment n'est pas la chaleur du foyer mais la fraîcheur du point
d'eau :
« Dans les pays chauds, les sources et les rivières,
inégalement dispersées, sont d'autres points de réunion, d'au-
tant plus nécessaires que les hommes peuvent moins se passer
d'eau que de feu : les barbares surtout, qui vivent de leurs
troupeaux ont besoin d'abreuvoirs communs... La facilité
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DE LA GRAMMATOLOGIE
des eaux peut retarder la société des habitants dans les lieux
bien arrosés. »
Ce mouvement est sans doute l'inverse du précédent, mais
on aurait tort de conclure à quelque symétrie. Le privilège du
midi est déclaré. A la structure de réversibilité que nous venons
de décrire, Rousseau tient à assigner un commencement absolu
et fixe : « le genre humain, né dans les pays chauds ». La
réversibilité s'est surimposée à la simplicité de l'origine. Les
pays chauds sont plus près du « printemps perpétuel » de l'âge
d'or. Ils sont plus accordés à son initiale inertie. La passion y
est plus près de l'origine, l'eau a plus de rapport que le feu
et avec le premier besoin et avec la première passion.
Avec le premier besoin car « les hommes peuvent moins
se passer d'eau que de feu ». Avec la première passion, c'est-à-
dire avec l'amour dont « les premiers feux » sortirent du « pur
cristal des fontaines ». Aussi la langue et la société originelles,
telles qu'elles ont surgi dans les pays chauds, sont-elles abso-
lument pures. Elles sont décrites au plus près de cette limite
insaisissable où la société s'est formée sans avoir commencé à
se dégrader ; où la langue est instituée mais reste encore un
chant pur, une langue de pure accentuation, une sorte de
neume. Elle n'est plus animale puisqu'elle exprime la passion,
mais elle n'est pas tout à fait conventionnelle puisqu'elle se
dérobe à l'articulation. L'origine de cette société n'est pas un
contrat, elle ne passe pas par des traités, des conventions, des
lois, des diplomates et des représentants. C'est une fête.
Elle se consume dans la présence. Il y a certes une expérience
du temps, mais d'un temps de présence pure, ne donnant lieu
ni au calcul, ni à la réflexion, ni à la comparaison : « âge
heureux où rien ne marquait les heures
64
». C'est le temps des
Rêveries. Temps sans différance aussi : il ne laisse aucun inter-
64. On comparera cette description de la fête à celle de la Lettre
à d'Alembert et, plus précisément en ce qui touche au temps, à
celle de l' Emile. « Nous serions nos valets pour être nos maîtres,
chacun serait servi par tous ; le temps passerait sans le compter »
(p. 440). Un très court chemin nous mènerait à comprendre que
ces deux notations ne sont pas, juxtaposées : la possibilité de la
« comparaison », au sens que Rousseau donne à ce concept, est
la racine commune de la différence temporelle (qui permet de
mesurer le temps et nous jette hors du présent) et de la différence
ou de la dissymétrie entre le maître et le valet.
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
valle, n'autorise aucun détour entre le désir et le plaisir : « Le
plaisir et le désir confondus ensemble, se faisaient sentir à la
fois. »
Lisons cette page, sans doute la plus belle de l'Essai. Elle n'est
jamais citée mais elle mériterait de l'être chaque fois qu'on
évoque le thème de l'eau ou « la transparence du cristal »
65
.
« ... dans les lieux arides où l'on ne pouvait avoir de
l'eau que par des puits, il fallut bien se réunir pour les
creuser, ou du moins s'accorder pour leur usage. Telle dut
être l'origine des sociétés et des langues dans les pays chauds.
Là se formèrent les premiers liens des familles, là furent les
premiers rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles
venaient chercher de l'eau pour le ménage, les jeunes hommes
venaient abreuver leurs troupeaux. Là, des yeux accoutumés
aux mêmes objets dès l'enfance commencèrent d'en voir de
plus doux. Le cœur s'émut à ces nouveaux objets, un attrait
incconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n'être
pas seul. L'eau devint insensiblement plus nécessaire, le
bétail eut soif plus souvent : on arrivait en hâte, et l'on par-
tait à regret. Dans cet âge heureux où rien ne marquait les
heures, rien n'obligeait à les compter : le temps n'avait d'autre
mesure que l'amusement et l'ennui. Sous' de vieux chênes,
vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par degrés
sa férocité : on s'apprivoisait peu à peu les uns avec les
autres ; en s'efforçant de se faire entendre, on apprit à s'expli-
quer. Là, se firent les premières fêtes : les pieds bondissaient
de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l'accom-
pagnait d'accents passionnés ; le plaisir et le désir, confondus
ensemble, se faisaient sentir à la fois : là fut enfin le vrai
berceau des peuples ; et du pur cristal des fontaines sortirent
les premiers feux de l'amour. »
Ne l'oublions pas : ce que Rousseau décrit ici, ce n'est ni la
veille de la société ni la société formée mais le mouvement d'une
naissance, l'avènement continu de la présence. Il faut donner
un sens actif et dynamique à ce mot. C'est la présence à l'œuvre,
en train de se présenter elle-même. Cette présence n'est pas
un état mais le devenir-présent de la présence. Aucune des oppo-
sitions de prédicats déterminés ne peut s'appliquer clairement à
65. Cf. M. Raymond, Introduction aux Rêveries et le chapitre
que J. Starobinski consacre à « La transparence du cristal » dans
La transparence et l'obstacle, p. 317. Rousseau n'est jamais cité
dans L'eau et les rêves de Bachelard.
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