De la grammatologie



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DE LA GRAMMAT0L0G1E

ce qui, entre l'état de nature et l'état de société n'est pas un

état mais un passage qui aurait dû se continuer, durer comme

le présent des Rêveries. C'est déjà la société, la passion, le lan-

gage, le temps mais ce n'est pas encore l'asservissement, la

préférence, l'articulation, la mesure et l'intervalle. La supplémen-

tarité est possible mais rien n'a encore joué. La fête selon

Rousseau exclut le jeu. Le moment de la fête est le moment de

cette continuité pure, de l'in-différance entre le temps du désir

et le temps du plaisir. Avant la fête, il n'y a pas, dans l'état

de pure nature, d'expérience du continu ; après la fête commence

l'expérience du discontinu ; la fête est le modèle de l'expérience

continue. Tout ce que nous pouvons fixer dans des oppositions

de concepts, c'est donc la société formée au lendemain de la

fête. Et ces oppositions supposeront d'abord l'opposition fon-

damentale du continu au discontinu, de la fête originelle à l'orga-

nisation de la société, de la danse à la loi.

Qu'est-ce qui suit cette fête ? L'âge du supplément, de l'arti-

culation, des signes, des représentants. Or cet âge est celui

de la prohibition de l'inceste. Avant la fête, il n'y avait pas

d'inceste parce qu'il n'y avait pas de prohibition de l'inceste et

pas de société. Après la fête il n'y a plus d'inceste parce qu'il

est interdit. Cela, Rousseau le déclare, nous allons le lire.

Mais comme il ne dit pas ce qui se passe à cet endroit pendant

la fête, ni en quoi consiste l'in-différance du désir au plaisir,

on pourra, si du moins on le veut, compléter cette description

des « premières fêtes » et lever l'interdit qui pèse encore sur

elle.


Avant la fête :

« Quoi donc ! avant ce temps les hommes naissaient-ils de

la terre ? les générations se succédaient-elles sans que les

deux sexes fussent unis, et sans que personne s'entendît ?

Non : il y avait des familles, mais il n'y avait point de

nations ; il y avait des langues domestiques, mais il n'y avait

point de langues populaires ; il y avait des mariages, mais

il n'y avait point d'amour. Chaque famille se suffisait à

elle-même et se perpétuait par son seul sang : les enfants, nés

des mêmes parents, croissaient ensemble, et trouvaient peu

à peu des manières de s'expliquer entre eux : les sexes se

distinguaient avec l'âge ; le penchant naturel suffisait pour

les unir, l'instinct tenait lieu de passion, l'habitude tenait lieu

de préférence, on devenait mari et femme sans avoir cessé

d'être frère et sœur. »

372



L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

Cette non-prohibition s'interrompt après la fête. On sera

d'autant moins surpris par l'omission de l'inceste dans l'évoca-

tion de la fête qu'on aura prêté attention à une autre lacune,

si courante il est vrai : décrivant la non-prohibition, Rousseau ne

fait ' aucune mention de la mère, seulement de la sœur

 66

. Et


dans une note appelée par le mot « sœur » Rousseau explique

avec quelque embarras que la prohibition de l'inceste a dû

suivre la fête, naître de l'acte de naissance de la société humaine,

le sceller d'une loi sacrée :

« Il fallut bien que les premiers hommes épousassent leurs

sœurs. Dans la simplicité des premières mœurs, cet usage se

perpétua sans inconvénient tant que les familles restèrent

isolées, et même après la réunion des plus anciens peunles ;



mais la loi qui l'abolit n'en est pas moins sacrée pour être d'ins-

titution humaine. Ceux qui ne la regardent que par la liaison

qu'elle forme entre les familles n'en voient pas le côté le plus

important. Dans la familiarité que le commerce domestique

établit nécessairement entre les deux sexes, du moment qu'une

si sainte loi cesserait de parler au cœur et d'en imposer

aux sens, il n'y aurait plus d'honnêteté parmi les hommes, et

les plus effroyables mœurs causeraient bientôt la destruc-

tion du genre humain ». (Nous soulignons.)

En général, Rousseau n'accorde le caractère du sacré, de

la sainteté, qu'à la voix naturelle qui parle au coeur, à la

loi naturelle qui seule s'inscrit dans le cœur. Il n'est de sacré

à ses yeux qu'une seule institution, une seule convention fonda-

mentale : c'est, nous dit le Contrat social, l'ordre social lui-

même, le droit du droit, la convention qui sert de fondement

à toutes les conventions : « L'ordre social est un droit sacré

qui sert de base à tous les autres. Cependant, ce droit ne

66. Tant que l'inceste est permis, il n'y a pas d'inceste, bien

sûr, mais il n'y a pas davantage de passion amoureuse. Les rap-

ports sexuels se limitent aux besoins de la reproduction ; ou bien

ils n'existent pas du tout : c'est la situation de l'enfant selon



l'Emile. Mais Rousseau dirait-il des rapports de l'enfant avec sa

mère ce qu'il dit ici de ses rapports avec sa sœur ? Il est vrai que

la mère est bien absente de l'Emile. « L'enfant élevé selon son

âge est seul. Il ne connaît d'attachements que ceux de l'habitude ;

il aime sa sœur comme sa montre, et son ami comme son chien.

Il ne se sent d'aucun sexe, d'aucune espèce : l'homme et la

femme lui sont également étrangers. » (p. 256).

373



DE LA GRAMMATOLOGIF

vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions »

(L. I, ch. I, p. 352).

Ne peut-on s'en autoriser pour mettre la prohibition de l'in-

Geste, loi sacrée entre toutes, au niveau de cette institution fonda-

mentale, de cet ordre social qui supporte et légitime toutes les

autres ? La fonction de la prohibition de l'inceste n'est ni

nommée ni exposée dans le Contrat social mais elle y a son lieu

marqué en blanc. Reconnaissant la famille pour la seule société

« naturelle », Rousseau précise qu'elle ne peut se maintenir,

au-delà des urgences biologiques, que « par convention ».

Or entre la famille comme société naturelle et l'organisation de

la société civile, il y a des rapports d'analogie et d'image : « Le

chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants ;

et tous, étant égaux et libres, n'aliènent leur liberté que pour

leur utilité. » Un seul élément rompt ce rapport d'analogie : le

père politique n'aime plus ses enfants, l'élément de la loi le

sépare. La première convention, celle qui a transformé la famille

biologique en société d'institution, a donc déplacé la figure du

père. Mais comme le père politique doit, malgré sa séparation et

malgré l'abstraction de la loi qu'il incarne, se donner du plaisir,

un nouvel investissement est nécessaire. Il aura la forme du sup-

plément : « Toute la différence est que, dans la famille, l'amour

du père pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend ; et que,

dans l'Etat, le plaisir de commander supplée à cet amour que

le chef n'a pas pour ses peuples. » (P. 352.)

On peut donc difficilement séparer la prohibition de l'inceste

(loi sacrée, dit l' Essai) de 1' « ordre social », « droit sacré qui

sert de base à tous les autres ». Si cette sainte loi appartient à

l'ordre même du contrat social, pourquoi n'est-elle pas nommée

dans l' exposé du Contrat social ? Pourquoi n'apparaît-elle que

dans une note en bas de page, dans un Essai inédit ?

Tout permet en effet de respecter la cohérence du discours

théorique de Rousseau en réinscrivant la prohibition de l'inceste

à cette place. Si elle est dite sacrée quoique instituée, c'est qu'elle

est, quoique instituée, universelle. C'est l'ordre universel de la

culture. Et Rousseau ne consacre la convention qu'à une condi-

tion : qu'on puisse l'universaliser et la considérer, fût-elle l'arti-

fice des artifices, comme une loi quasi naturelle, conforme à

la nature. C'est bien le cas de cet interdit. Il est aussi de l'ordre

de cette première et unique convention, de cette première unani-

mité à laquelle le Contrat social nous dit qu'il « faut toujours

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