De la grammatologie


L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »



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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

remonter » (p. 359) pour comprendre la possibilité de la

loi. Une loi doit être l'origine des lois.

Dans la note de l' Essai, cette loi n'est évidemment pas justi-

fiée. Elle ne doit pas s'expliquer par la circulation sociale et

l'économie des lois de parenté, par « la liaison qu'elle forme

entre les familles » : tout cela suppose l'interdit mais n'en

rend pas compte. Ce qui doit nous détourner de l'inceste est alors

décrit dans des termes où se mêlent et se brouillent la morale

(« effroyables mœurs ») et une sorte d'économie biologique de

l'espèce (« la destruction du genre humain »). Outre que ces

deux arguments sont hétérogènes sinon contradictoires ( c'est

l'argument du chaudron que rappelle Freud dans la Traumdeu-

tung), aucun des deux n'est pertinent à l'intérieur même de

l'argumentation : la morale qui condamne l'inceste est cons-

tituée à partir de l'interdit, elle a en lui son origine ; et l'argu-

ment biologique ou naturel est ipso facto annulé par ce qui nous

est dit de l'âge qui a précédé l'interdit : les générations succé-

daient aux générations. Même après la réunicn des plus

anciens peuples », « cet usage se perpétua sans inconvénient » :

ce fait qui devrait limiter l'universalité de la sainte loi n'arrête

pas Rousseau.

La société, la langue, l'histoire, l'articulation, en un mot la

supplémentarité naissent donc en même temps que la prohibition

de l'inceste. Celle-ci est la brisure entre la nature et la culture.

Cet énoncé ne nomme pas la mère dans le texte de Rousseau.

Mais il n'en montre que mieux la place. L'âge des signes d'ins-

titution, l'époque du rapport conventionnel entre le représentant

et son représenté appartient au temps de cet interdit.

Si l'on considère maintenant que la femme naturelle (la

nature, la mère ou si l'on veut la sœur) est un représenté ou un

signifié remplacé, suppléé, dans le désir, c'est-à-dire dans la

passion sociale, au-delà du besoin, nous avons là le seul repré-

senté, l'unique signifié que Rousseau, exaltant la sainteté de

l'interdit, prescrive de remplacer par son signifiant. Non seule-

ment il accepte mais il commande que, pour une fois, l'on

fasse droit à l'obligation sacrée du signe, à la sainte nécessité

du représentant. « En général, lit-on dans l'Emile, ne substituez

jamais le signe à la chose que quand il vous est impossible de la



montrer ; car le signe absorbe l'attention de l'enfant et lui fait

oublier la chose représentée » (pp. 189-190. Nous soulignons).

Il y a donc ici une impossibilité de montrer la chose, mais

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DE LA GRAMMATOLOGIE

cette impossibilité n'est pas naturelle, Rousseau le dit lui-même ;

elle n'est pas davantage un élément de la culture parmi d'autres,

puisqu'elle est un interdit sacré et universel. C'est l'élément de

la culture elle-même, l'origine non déclarée de la passion, de

la société, des langues : la première supplémentarité qui permet

en général la substitution du signifiant au signifié, des signi-

fiants à d'autres signifiants, ce qui ultérieurement donne lieu à

un discours sur la différence entre les mots et les choses. Sup-

plémentarité si dangereuse qu'on ne la montre qu'indirectement,

sur l'exemple de certains de ses effets dérivés. On ne peut ni la

montrer, ni la nommer elle-même, mais seulement l'indiquer,

d'un mouvement silencieux du doigt.

Le déplacement du rapport à la mère, à la nature, à l'être

comme au signifié fondamental, telle est certes l'origine de la

société et des langues. Mais peut-on désormais parler d'ori-

gine ? Le concept d'origine, ou de signifié fondamental, est-il

autre chose qu'une fonction, indispensable mais située, inscrite,

dans le système de signification inauguré par l'interdit ? Dans

le jeu de la supplémentarité, on pourra toujours rapporter des

substituts à leur signifié, ce dernier sera encore un signifiant.

Jamais le signifié fondamental, le sens de l'être représenté,

encore moins la chose même, ne nous seront donnés en per-

sonne, hors signe ou hors jeu. Même ce que nous disons,

nommons, décrivons sous le nom de prohibition de l'inceste

n'échappe pas au jeu. Il y a un point dans le système où le

signifiant ne peut plus être remplacé par son signifié, ce qui a

pour conséquence qu'aucun signifiant ne puisse l'être, purement

et simplement. Car le point de non-remplacement est aussi le

point d'orientation de tout le système de signification, le point

où le signifié fondamental se promet comme le terme de tous

les renvois et se dérobe comme ce qui détruirait du même

coup tout le système des signes. Il est à la fois dit et interdit

par tous les signes. Le langage n'est ni la prohibition ni la

transgression, il accouple sans fin l'une à l'autre. Ce point

n'existe pas, il est toujours dérobé ou, ce qui revient au même,

toujours déjà inscrit dans ce à quoi il devrait ou aurait dû, sui-

vant notre indestructible et mortel désir, échapper. Ce point se

réfléchit dans la fête, dans le point d'eau autour duquel « les

pieds bondissaient de joie », lorsque « le plaisir et le désir,

confondus ensemble, se faisaient sentir à la fois. » La fête

serait elle-même l'inceste lui-même si quelque chose de tel —

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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

lui-même — pouvait avoir lieu ; si ayant lieu, l'inceste ne devait

confirmer l'interdit : avant l'interdit, il n'est pas l'inceste ; inter-

dit, il ne peut devenir inceste qu'à reconnaître l'interdit. On

est toujours en-deçà ou au-delà de la limite, de la fête, de

l'origine de la société, de ce présent dans lequel simultanément

l'interdit se donne(rait) avec la transgression : ce qui (se)

passe toujours et (pourtant) n'a proprement jamais lieu. C'est

toujours comme si j'avais commis un inceste.

Cette naissance de la société n'est donc pas un passage, c'est

bien un point, une limite pure, fictive et instable, insaisissable.

On la franchit en l'atteignant. En elle la société s'entame et se

diffère. En commençant, elle commence à se dégrader. Le midi

passe aussitôt au nord de lui-même. Transcendant le besoin, la

passion engendre de nouveaux besoins qui la corrompent à leur

tour. La dégradation post-originaire est analogue à la répétition

pré-originaire. L'articulation, se substituant à la passion, restaure

l'ordre du besoin. Le traité tient lieu d'amour. A peine essayée,

la danse dégénère. La fête aussitôt devient la guerre. Et déjà

au point d'eau :

« Les barbares surtout, qui vivent de leurs troupeaux, ont

besoin d'abreuvoirs communs, et l'histoire des plus anciens

temps nous apprend qu'en effet c'est là que commencèrent

et leurs traités et leurs querelles *.

* Voyez l'exemple de l'un et de l'autre au chap. XXI de

la Genèse entre Abraham et Abimelec, au sujet du puits

du serment. »

C'est que le point d'eau est à la frontière de la passion et

du besoin, de la culture et de la terre. La pureté de l'eau réflé-

chit les feux de l'amour ; c'est « le pur cristal des fontaines » ;

mais l'eau n'est pas seulement la transparence du cœur, elle

est aussi la fraîcheur : le corps en a besoin dans sa sécheresse,

le corps de la nature, celui des troupeaux et celui du berger

barbare : « Les hommes peuvent moins se passer d'eau que de

feu. »


Si la culture s'entame ainsi dans son point d'origine, aucun

ordre linéaire ne se faisse reconnaître, qu'il soit logique ou

chronologique. Dans cette entame, ce qui s'initie s'est déjà altéré,

faisant ainsi retour en-deçà de l'origine. La parole ne se laisse

entendre au midi qu'en s'articulant, en se refroidissant à

exprimer de nouveau le besoin. Elle revient alors au nord ou,

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