De la grammatologie


DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE



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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE

n'empêche pas, implique au contraire qu'il soit impropre ou

métaphorique comme signe de l'objet. Il ne peut être l'idée-

signe de la passion qu'en se donnant comme idée-signe de la

cause présumée de cette passion, en ouvrant un œil sur le

dehors. Cette ouverture laisse le passage à une métaphore sau-

vage. Aucun sens propre ne la précède. Aucun rhéteur ne la

surveille.

Il faut donc revenir à l'affect subjectif, substituer l'ordre

phénoménologique des passions à l'ordre objectif des désigna-

tions, l'expression à l'indication, pour comprendre le jaillisse-

ment de la métaphore et la possibilité sauvage de la transla-

tion. A l'objection de la priorité du sens propre, Rousseau

répond ainsi par un exemple :

« Un homme sauvage en rencontrant d'autres se sera

d'abord effrayé. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes

plus grands et plus forts que lui-même ; il leur aura donné

le nom de géants. Après beaucoup d'expériences, il aura

reconnu que ces prétendus géants n'étant ni plus grands ni

plus forts que lui, leur stature ne convenait point à l'idée qu'il

avait d'abord attachée au mot de géant. Il inventera donc

un autre nom commun à eux et à lui, tel par exemple que le

nom d'homme, et laissera celui de géant à l'objet faux qui

l'avait frappé durant son illusion. Voilà comment le mot figuré

naît avant le mot propre, lorsque la passion nous fascine les

yeux, et que la première idée qu'elle nous offre n'est pas

celle de la vérité. Ce que j'ai dit des mots et des noms est sans

difficulté pour les tours de phrases. L'image illusoire offerte

par la passion se montrant la première, le langage qui lui

répondait fut aussi le premier inventé ; il devint ensuite méta-

phorique, quand l'esprit éclairé, reconnaissant sa première

erreur, n'en employa les expressions que dans les mêmes pas-

sions qui l'avaient produite. »

1. L'Essai décrit ainsi à la fois l'avènement de la méta-

phore et sa reprise « à froid » dans la rhétorique. On ne peut

donc parler de la métaphore comme figure de style, comme

technique ou procédé de langage, que par une sorte d'analogie,

de retour et de répétition du discours ; on parcourt alors par

décision le déplacement initial, celui qui exprima proprement

la passion. Ou plutôt le représentant de la passion : ce n'est pas

l'effroi lui-même que le mot géant exprime proprement — et

une nouvelle distinction est nécessaire qui entamerait jusqu'au

propre de l'expression — mais bien « l'idée que la passion

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DE LA GRAMMATOLOGIE

nous présente ». L'idée « géant » est à la fois le signe propre

du représentant de la passion, le signe métaphorique de l'objet

(homme) et le signe métaphorique de l'affect (effroi). Ce

signe est métaphorique parce que faux en ce qui regarde l'objet ;

il est métaphorique parce qu'il est indirect en ce qui regarde

l'affect : il est signe de signe, il n'exprime l'émotion qu'à

travers un autre signe, à travers le représentant de l'effroi, à

savoir le signe faux. Il ne représente proprement l'affect qu'en

représentant un faux représentant.

Ensuite le rhéteur ou l'écrivain peuvent reproduire et cal-

culer cette opération. L'intervalle de cette répétition sépare la

sauvagerie de la civilité ; il. les sépare dans l'histoire de la

métaphore. Naturellement, cette sauvagerie et cette civilité sont

en relation à l'intérieur de l'état de société ouvert par la pas-

sion et les premières figures. L' « esprit éclairé », c'est-à-dire

la clarté sans chaleur de la raison, tournée vers le nord et

traînant le cadavre de l'origine, peut alors, ayant reconnu « sa

première erreur », manier les métaphores comme telles, par

référence à ce qu'il sait être son sens propre et vrai. Au midi

du langage, l'esprit passionné était pris dans la métaphore :

poète n'ayant rapport au monde que dans le style de l'impro-

priété. Le raisonneur, l'écrivain calculateur, le grammairien

organisent savamment, froidement, les effets de l'impropriété

du style. Mais il faut aussi retourner ces rapports : le poète

a un rapport de vérité et de propriété à ce qu'il exprime, il

se tient au plus proche de sa passion. En manquant la vérité

de l'objet, il se dit pleinement et rapporte authentiquement

l'origine de sa parole. Le rhéteur accède à la vérité objective,

dénonce l'erreur, traite les passions mais pour avoir perdu la

vérité vivante de l'origine.

Ainsi, tout en affirmant en apparence que le premier langage

fut figuré, Rousseau maintient le propre : comme archie et

comme telos. A l'origine, puisque l'idée première de la passion,

son premier représentant, est proprement exprimée. A la fin,

parce que l'esprit éclairé fixe le sens propre. Il le fait alors

par un processus de connaissance et en termes de vérité. On

aura remarqué qu'en dernière analyse, c'est aussi dans ces

termes que Rousseau traite le problème. Il y est tenu par toute

une philosophie naïve de l'idée-signe.

2. L'exemple de l'effroi vient-il par hasard ? L'origine méta-

phorique du langage ne nous ramène-t-elle pas nécessairement à

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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE

une situation de menace, de détresse et de déréliction, à une

solitude archaïque, à l'angoise de la dispersion ? La peur

absolue serait alors la première rencontre de l'autre comme



autre : comme autre que moi et comme autre que soi-même.

Je ne peux répondre à la menace de l'autre comme autre (que

moi) qu'en le transformant en autre (que soi-même), en l'alté-

rant dans mon imagination, ma peur ou mon désir, «Un homme

sauvage en rencontrant d'autres se sera d'abord effrayé. »

L'effroi serait donc la première passion, la face d'erreur de la

pitié dont nous parlions plus haut. La pitié est la force de

rapprochement et de présence. L'effroi serait encore tourné

vers la situation immédiatement antérieure de la pure nature

comme dispersion ; l'autre est d'abord rencontré à distance,

il faut vaincre la séparation et la peur pour l'aborder

comme un prochain. De loin, il est immensément grand,

comme un maître et une force menaçante. C'est l'expérience de

l'homme petit et infans. Il ne commence à parler que

depuis ces perceptions déformantes et naturellement agran-

dissantes

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. Et comme la force de dispersion n'est jamais



réduite, la source d'effroi compose toujours avec son con-

traire.


L'influence reconnue de Condillac donne aussi à penser que

l'exemple de l'effroi n'est pas fortuit. Angoisse et répétition,

7. On rappellera ici encore un texte de Vico : « Les caractères

poétiques qui constituent l'essence même des fables, dérivent par

un lien nécessaire de la nature même des premiers hommes, inca-

pables d'abstraire les formes et les propriétés des sujets ; ils durent

être une façon de penser commune à tous les individus de peuples

entiers, à l'époque où ces peuples étaient engagés dans la plus

grande barbarie. Parmi ces caractères, nous pouvons mentionner

une disposition à agrandir démesurément, en toutes circonstances,

les images des objets particuliers. C'est ce que remarque Aris-

tote : l'esprit humain, que sa nature porte à l'infini, se voit gêné,

étouffé par la vigueur des sens ; un seul moyen lui est laissé de

montrer tout ce qu'il doit à sa nature quasi divine : se servir

de l'imagination pour agrandir les images particulières. C'est pour-

quoi, sans doute, chez les poètes grecs, — et aussi chez les poètes

latins —, les images qui représentent les dieux et les héros sont

toujours plus grandes que celles qui représentent les hommes. Et

quand revinrent les temps barbares et que recommença le cours

de l'histoire, les fresques et les tableaux où sont peints le Père Eter-

nel, Jésus-Christ et la Vierge Marie nous présentent des Etres divins

démesurément agrandis. » (Scienza nuova, 3, II, p. 18, trad. Chaix-

Ruy.)

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