DE LA GRAMMATOLOGIE
telle est la double racine du langage selon l'Essai sur l'origine
des connaissances humaines.
Mais du langage d'action. Que le langage ait été donné aux
hommes par Dieu, cela n'interdit pas d'en interroger l'origine
naturelle par une fiction philosophique qui renseigne sur
l'essence de ce qui fut ainsi reçu. Il ne suffit pas à « un phi-
losophe de dire qu'une chose a été faite par des voies extra-
ordinaires ». Il est « de son devoir d'expliquer comment elle
aurait pu se faire par des moyens naturels ». C'est alors l'hy-
pothèse des deux enfants égarés dans le désert après le déluge.
« sans qu'ils connussent l'usage d'aucun signs
8
». Or ces aeux
enfants n'ont commencé à parler qu'au moment de l'effroi :
pour demander secours. Mais le langage ne commence pas à
l'angoisse pure ou plutôt l'angoisse ne se signifie que dans la
répétition.
Qui s'appelle ici imitation et se tient entre la perception et
la réflexion. Soulignons-le :
« Ainsi, par le seul instinct, ces hommes se demandaient
et se prêtaient secours. Je dis par le seul instinct, car la
réflexion n'y pouvait encore avoir part. L'un ne disait pas :
il faut m'agiter de telle manière pour lui faire connaître
ce qui m'est nécessaire, et pour l'engager à me secourir ;
ni l'autre : je vois à ses mouvements qu'il veut telle chose,
je vais lui en donner la jouissance ; mais tous deux agissaient
en conséquence du besoin qui les pressait davantage... Celui,
8. II, I, p. 111-112. Cette démarche est aussi celle de Warburton
dans les remarquables paragraphes qu'il consacre aux Origine et pro-
grès du langage (T. I. p. 48 sq.). Ainsi : « A juger seulement par la
nature des choses, et indépendamment de la révélation, qui est
un guide plus sûr, l'on serait porté à admettre l'opinion de Diodore
de Sicile et de Vitruve, que les premiers hommes ont vécu pendant
un temps dans les cavernes et les forêts, à la manière des bêtes,
n'articulant que des sons confus et indéterminés, jusqu'à ce que,
s'étant associés pour se secourir mutuellement, Us soient arrivés
par degrés à en former de distincts, par le moyen de signes ou
de marques arbitraires convenues entre eux, afin que celui qui
parlait, pût exprimer les idées qu'il avait besoin de communiquer
aux autres. C'est ce qui a donné lieu aux différentes langues ; car
tout le monde convient que le langage n'est point inné. » Et pour-
tant, « rien de plus évident par l'Ecriture sainte que le langage a
une origine différente. Elle nous apprend que Dieu enseigna la
Religion au premier homme ; ce qui ne nous permet pas de douter
qu'il ne lui ait enseigné en même temps à parler. »
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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
par exemple, qui voyait un lieu où il avait été effrayé, imitait
les cris et les mouvements qui étaient les signes de la frayeur,
pour avertir l'autre de ne pas s'exposer au danger qu'il avait
couru
9
. »
3. Le travail qui produit le nom commun suppose, comme
tout travail, le refroidissement et le déplacement de la passion.
On ne peut substituer le nom commun adéquat (homme) au
nom de géant qu'après l'apaisement de la frayeur et la recon-
naissance de l'erreur. Avec ce travail s'accroissent le nombre et
l'extension des noms communs. Par là l'Essai communique étroi-
tement avec le second Discours : les premiers substantifs n'ont
pas été des noms communs mais des noms propres. Le propre
absolu est bien à l'origine : un signe par chose, un représen-
tant par passion. C'est le moment où le lexique est d'autant
plus étendu que les connaissances sont limitées
10
. Mais cela
n'est vrai que des catégorèmes, ce qui devrait faire surgir plus
d'une difficulté logique et linguistique. Car le substantif comme
nom propre n'est pas le tout premier état de la langue. Il
n'est pas seul dans la langue. Il représente déjà une articulation
et une « division du discours ». Non que, à la manière de
Vico, Rousseau fasse naître le nom presque en dernier, après
les onomatopées, les interjections, les prénoms, les pronoms,
les articles, mais avant les verbes. Le nom ne peut apparaître
9. II, I. § 2, 3, p. 113. Nous n'avons souligné que les mots
« effrayé » et « imitait ». Le même exemple est repris dans le cha-
pitre sur L'origine de la poésie : « Par exemple, dans le langage d'ac-
tion, pour donner à quelqu'un l'idée d'un homme effrayé, on n'avait
d'autre moyen que d'imiter les cris et les mouvements de la
frayeur. » (§ 66, p. 148).
10. « Chaque objet reçut d'abord un nom particulier, sans égard
aux genres et aux Espèces, que les premiers Instituteurs n'étaient pas
en état de distinguer... de sorte que plus les connaissances étaient
bornées, et plus le Dictionnaire devint étendu... D'ailleurs les
idées générales ne peuvent s'introduire dans l'Esprit qu'à l'aide des
mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. C'est
une des raisons pourquoi les animaux ne sauraient se former de
telles idées ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend... Il
faut donc parler pour avoir des idées générales : car sitôt que
l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours.
Si donc les premiers Inventeurs n'ont pu donner des noms qu'aux
idées qu'ils avaient déjà, il s'ensuit que les premiers substantifs n'ont
jamais pu être que des noms propres. » (Pp. 149-150. Voir aussi
les notes de l'éditeur.)
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