De la grammatologie


DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE



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et la distance. Elle continue ainsi le langage d'action. Mais

c'est au moment où la distance sociale qui avait conduit

le geste à la parole, s'accroît jusqu'à devenir absence, que l'écri-

ture devient nécessaire. (Ce devenir-absence de la distance n'est

pas interprété comme une rupture par Condillac mais décrit

comme la conséquence d'un accroissement continu). L'écriture

a dès lors pour fonction d'atteindre des sujets qui ne sont pas

seulement éloignés mais hors de tout champ de vision et au-

delà de toute portée de voix.

Pourquoi des sujets ? Pourquoi l'écriture serait-elle un autre

nom de la constitution des sujets et, pourrait-on dire, de la



constitution tout court ? d'un sujet, c'est-à-dire d'un individu

tenu de répondre (de) soi devant une loi et du même coup

soumis à cette loi ?

Sous le nom d'écriture, Condillac pense bien à la possibi-

lité d'un tel sujet. Et à la loi maîtrisant son absence. Quand

le champ de la société s'étend au point de l'absence, de l'invi-

sible, de l'inaudible, de l'immémorable, quand la communauté

locale est disloquée au point que les individus ne s'apparaissent

plus les uns aux autres, deviennent sujets d'être imperceptibles,

l'âge de l'écriture commence.

« ... Les faits, les lois et toutes les choses, dont il fallait

que les hommes eussent connaissance, se multiplièrent si fort,

que la mémoire était trop faible pour un pareil fardeau ; les

sociétés s'agrandirent au point que la promulgation des lois

ne pouvait parvenir que difficilement à tous les citoyens.

Il fallut donc, pour instruire le peuple, avoir recours à quel-

que nouvelle voie. C'est alors qu'on imagina l'écriture :

j'exposerai plus bas quels en furent les progrès... » (II, 1, § 73).

« Les hommes, en état de se communiquer leurs pensées par

des sons, sentirent la nécessité d'imaginer de nouveaux signes

propres à les perpétuer et à les faire connaître à des per-

sonnes absentes »(§ 127).

L'opération de l'écriture reproduisant ici celle de la parole,

la première graphie reflétera la première parole : la figure

et l'image. Elle sera pictographique. Paraphrase encore de

Warburton :

« Alors l'imagination ne leur représenta que les mêmes

images qu'ils avaient déjà exprimées par des actions et par

des mots, et qui avaient, dès les commencements, rendu le

langage figuré et métaphorique. Le moyen le plus naturel fut

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DE LA GRAMMATOLOGIE

donc de dessiner les images des choses. Pour exprimer l'idée

d'un homme ou d'un cheval, on représenta la forme de l'un

ou de l'autre, et le premier essai de l'écriture ne fut qu'une

simple peinture

 14


. »

Comme le premier mot, le premier pictogramme est donc

une image, à la fois au sens de représentation imitative et de

déplacement métaphorique. L'intervalle entre la chose même

et sa reproduction, si fidèle soit-elle, n'est parcouru que par

une translation. Le premier signe est déterminé comme image.

L'idée a un rapport essentiel avec le signe, substitut représen-

tatif de la sensation. L'imagination supplée l'attention qui

supplée la perception. L'attention peut avoir pour « premier

effet » « de faire subsister dans l'esprit, en l'absence des objets,

les perceptions qu'ils ont occasionnées » (I, 11 § 17). L'imagi-

nation, elle, permet « la représentation d'un objet à partir

d'un signe, par exemple, de son simple nom ». La théorie de

l'origine sensible des idées en général, la théorie des signes

et du langage métaphorique qui commande presque toute la

pensée du XVIII

e

 siècle, découpe ici sa critique du rationalisme



de type cartésien sur un fond théologique et métaphysique

inentamé. C'est le péché originel, fonctionnant comme plus

haut le déluge, qui rend possible et nécessaire la critique sen-

sualiste des idées innées, le recours à la connaissance par signes

ou métaphores, parole ou écriture, le système des signes (acci-

dentels, naturels, arbitraires). « Ainsi quand je dirai que nous



n'avons point d'idées qui ne nous viennent des sens, il faut

bien se souvenir que je ne parle que de l'état où nous sommes

depuis le péché. Cette proposition, appliquée à l'âme dans l'état

d'innocence, ou après sa séparation du corps, serait tout à fait

fausse... Je me borne donc, encore un coup, à l'état présent »

(I, 1, 8, p. 10).

C'est donc, comme chez Malebranche, par exemple, le concept

même d'expérience qui reste sous la dépendance de l'idée de

péché originel. Il y a là une loi : la notion d'expérience, alors

même qu'on voudrait l'employer à détruire la métaphysique ou

14. II, I, ch. XIII. Voir les passages correspondants de Warbur-

ton (T. I, p. 5) qui tient compte, ce que ne fait pas Condillac, de

l' « influence réciproque » qu'exercent l'une sur l'autre la parole

et l'écriture. « Il faudrait un volume tout entier pour bien développer

cette influence réciproque » (p. 202). (Sur l'impossibilité d'une écri-

ture purement figurative, cf. Duclos op. cit. p. 421).

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la spéculation, continue d'être, en un point ou un autre de

son fonctionnement, fondamentalement inscrite dans l'onto-théo-

logie : au moins par la valeur de présence dont elle ne pourra

jamais en elle-même réduire l'implication. L'expérience est tou-

jours le rapport à une plénitude, qu'elle soit la simplicité sen-

sible ou la présence infinie de Dieu. Jusque chez Hegel et

Husserl, on pourrait faire apparaître, pour cette raison même,

la complicité d'un certain sensualisme et d'une certaine théologie.

L'idée onto-théologique de sensibilité ou d'expérience, l'oppo-

sition de la passivité et de l'activité constituent l'homogénéité

profonde, cachée sous la diversité des systèmes métaphysiques.

Toujours l'absence et le signe viennent y faire une entaille appa-

rente, provisoire, dérivée, dans le système de la présence pre-

mière et dernière. Ils sont pensés comme les accidents et non

comme la condition de la présence désirée. Le signe est toujours

le signe de la chute. L'absence a toujours rapport à l'éloigne-

ment de Dieu.

Il ne suffit pas, pour échapper à la clôture de ce système, de se

débarrasser de l'hypothèse ou de l'hypothèque « théologique ».

S'il se prive des facilités théologiques de Condillac en cherchant

l'origine naturelle de la société, de la parole et de l'écriture,

Rousseau fait jouer aux concepts substitutifs de nature ou

d'origine un rôle analogue. Et comment croire que le thème de

la chute soit absent de ce discours ? Comment le croire à

voir apparaître le doigt disparaissant de Dieu au moment de

la catastrophe dite naturelle ? Les différences entre Rousseau

et Condillac seront toujours contenues dans la même clôture.

On ne pourra poser le problème du modèle de la chute (pla-

tonicien ou judéo-chrétien) qu'à l'intérieur de cette clôture

commune

 15


.

La première écriture est donc une image peinte. Non que la

peinture ait servi à l'écriture, à la miniature. L'une et l'autre

se sont d'abord confondues : système fermé et muet dans lequel

la parole n'avait encore aucun droit d'entrée et qui était sous-

trait à tout autre investissement symbolique. Il n'y avait là qu'un

pur reflet de l'objet ou de l'action. « C'est vraisemblablement à

15. H. Gouhier l'aborde systématiquement et en son fond (Nature



et Histoire dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Annales

J.-J. Rousseau, T. XXXIII, 1953-1955) — « Oui et non », répond-il

à la question du modèle judéo-chrétien (p. 30).

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