De la grammatologie



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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE

dans le plein demande à se laisser remplacer. L'écriture comme

peinture est donc à la fois le mal et le remède dans le phainesthai

ou dans l'eidos. Platon disait déjà que l'art ou la technique



(technè) de l'écriture était un pharmakon (drogue ou teinture,

salutaire ou malfaisante). Et l'inquiétant de l'écriture était déjà

éprouvé depuis sa ressemblance à la peinture. L'écriture est

comme la peinture, comme le zoographème, qui est lui-même

déterminé (cf. le Cratyle, 430-432) dans une problématique

de la mimesis ; la ressemblance est inquiétante : « Ce qu'il y a

de terrible en effet, je pense, dans l'écriture, c'est aussi, Phèdre,

qu'elle ait véritablement tant de ressemblance avec la peinture »

 (275 d). Ici la peinture, la zoographie, trahit l'être

et la parole, les mots et les choses mêmes parce qu'elle les

fige. Ses rejetons font figure de vivants mais quand on les

interroge, ils ne répondent plus. La zoographie a porté la

mort. Il en va de même pour l'écriture. Personne, et surtout pas

le père, n'est là pour répondre quand on l'interroge. Rousseau

approuverait sans réserve. L'écriture porte la mort. On pour-

rait jouer : l'écriture comme peinture du vivant, fixant l'anima-

lité, la zoographie, est selon Rousseau l'écriture des sauvages.

Qui ne sont aussi, nous le savons, que chasseurs : hommes de

la zoogreia, de la capture du vivant. L'écriture serait bien repré-

sensation picturale de la bête chassée : capture et meurtre

magiques.

Autre difficulté dans ce concept de proto-écriture : aucun

recours à la convention n'y est relevé. Celle-ci n'apparaît que

dans la « seconde manière » : moment de la barbarie et de

l'idéographie. Le chasseur peint les êtres, le berger inscrit déjà

la langue : « La seconde manière est de représenter le? mots

et les propositions par des caractères conventionnels ; ce qui

ne peut se faire que quand la langue est tout à fait formée et

qu'un peuple entier est uni par des lois communes, car il y a

déjà ici double convention : telle est l'écriture des Chinois ; c'est

là véritablement peindre les sons et parler aux yeux. »

On peut donc en conclure que, dans le premier état, la

métaphore ne donnait lieu à aucune convention. L'allégorie était

encore une production sauvage. Point n'était besoin d'institu-

tion pour représenter les êtres mêmes et la métaphore était bien

ici transition entre la nature et l'institution. Puis la proto-écri-

ture qui ne peignait pas le langage mais les choses pouvait

s'accommoder d'une langue, donc d'une société qui ne fût

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DE LA GRAMMATOLOGIE

point « tout à fait formée ». Ce premier stade est toujours

cette limite instable de la naissance : on a quitté la « pure

nature » mais on n'a pas tout à fait atteint l'état de société.

Les Mexicains et les Egyptiens n'auraient eu droit, selon Rous-

seau, qu'à « quelque société ».

La seconde manière peint les sons mais sans décomposer

les mots et les propositions. Elle serait donc idéo-phonogra-

phique. Chaque signifiant renvoie à une totalité phonique et

à une synthèse conceptuelle, à une unité complexe et globale du

sens et du son. On n'a pas encore atteint l'écriture purement

phonographique (de type alphabétique par exemple) dans

laquelle le signifiant visible renvoie à une unité phonique qui

en elle-même n'a aucun sens.

C'est peut-être pour cette raison que l'idéo-phonogramme

suppose une « double convention » : celle qui lie le gra-

phème à son signifié phonématique et celle qui lie ce signifié

phonématique, en tant que signifiant, à son sens signifié, si l'on

veut à son concept. Mais dans ce contexte, « double conven-

tion » peut aussi vouloir dire, — c'est moins probable — autre

chose : convention linguistique et convention sociale. (« Ce

qui ne peut se faire que quand la langue est tout à fait formée

et qu'un peuple est uni par des lois communes. » ) On n'a pas

besoin de lois instituées pour s'entendre sur la peinture des

choses et des êtres naturels, mais il en faut bien pour fixer les

règles de la peinture des sons et de l'unité des mots et des

idées.

Rousseau appelle pourtant « barbares » les nations capables



de ces « lois communes » et de cette « double convention ».

L'usage du concept de barbarie est fort déconcertant dans

l'Essai. A plusieurs reprises (dans les chapitres IV et IX),

Rousseau le fait fonctionner de manière parfaitement délibérée,

rigoureuse et systématique : trois états de société, trois langues,

trois écritures (sauvage/barbare/civil ; chasseur/berger/labou-

reur ; pictographie/idéo-phonographie/phonographie analyti-

que). Et pourtant, ailleurs, un usage apparemment plus lâche

du mot (du mot « barbarie », certes, plutôt que du mot

« barbare ») désigne encore l'état de dispersion, qu'elle soit

de pure nature ou de structure domestique. La note 2 du

chapitre IX appelle « sauvages » ceux dont on décrit ensuite

la barbarie : « Appliquez ces idées aux premiers hommes, vous

verrez la raison de leur barbarie... Ces temps de barbarie étaient

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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE

le siècle d'or, non parce que les hommes étaient unis, mais parce

qu'ils étaient séparés... Epars dans ce vaste désert du monde,

les hommes retombèrent dans la stupide barbarie où ils se

seraient trouvés s'ils étaient nés de la terre. » Or la société

domestique-barbare n'a pas de langue. L'idiome familial n'est

pas une langue. « Vivant épars et presque sans société, à peine

parlaient-ils : comment pouvaient-ils écrire ? » Cette phrase

n'est-elle pas en contradiction flagrante avec l'attribution, au

chapitre IV, d'une écriture et même d'une double convention

aux barbares ?

Aucun commentaire ne peut, semble-t-il, effacer cette contra-

diction. Une interprétation peut le tenter. Elle consisterait,

rejoignant un niveau profond de la littéralité, en neutralisant

un autre, plus superficiel, à chercher ensuite dans le texte de

Rousseau le droit d'isoler relativement la structure du système

graphique de la structure du système social. Bien que les types

sociaux et graphiques se correspondent idéalement et analogi-

quement, une société de type civil peut avoir en fait une écri-

ture de type barbare. Bien que les barbares parlent à peine et

n'écrivent pas, on relève dans la barbarie les traits d'une cer-

taine écriture. En disant ainsi que « la peinture des objets

convient aux peuples sauvages ; les signes des mots et des pro-

positions, aux peuples barbares ; et l'alphabet aux peuples

policés », on ne manque pas au principe structural, on le

confirme au contraire. Dans notre société, où le type civil est

apparu, les éléments d'écriture pictographique seraient sauvages,

les éléments idéo-phonographiques seraient barbares. Et qui

nierait la présence de tous ces éléments dans notre pratique de

l'écriture ?

Car tout en maintenant le principe de l'analogie structurale,

Rousseau n'en tient pas moins à préserver l'indépendance rela-

tive des structures sociales, linguistiques et graphiques. Il le

dira plus loin : « L'art d'écrire ne tient point à celui de parler.

Il tient à des besoins d'une autre nature, qui naissent plus

tôt ou plus tard, selon des circonstances tout à fait indépen-

dantes de la durée des peuples, et qui pourraient n'avoir jamais

eu lieu chez des nations très anciennes. »

Le fait de l'apparition de l'écriture n'est donc pas nécessaire.

Et c'est cette contingence empirique qui permet la mise entre

parenthèses du fait dans l'analyse structurale ou eidétique.

Qu'une structure dont nous connaissons l'organisation interne

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