De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

langues orales confirme une certaine autonomie du devenir de

l'écriture. Celle-ci peut non seulement naître plus tôt ou plus

tard, indépendamment de la « durée des peuples », lentement

ou tout d'un coup

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 ; elle n'implique de surcroît aucune déri-

vation linguistique. Cela est plus vrai de l'alphabet, de toute

langue délié, que des autres systèmes. On peut donc emprunter

les signes graphiques, les faire émigrer sans dommage hors de

leur culture et de leur langue d'origine. « ... Bien que l'alphabet

grec vienne de l'alphabet phénicien, il ne s'ensuit point que la

langue grecque vienne de la phénicienne. »

Ce mouvement d'abstraction analytique dans la circulation des

signes arbitraires est bien parallèle à celui dans lequel se cons-

titue la monnaie. L'argent remplace les choses par leurs signes.

Non seulement à l'intérieur d'une société mais d'une culture à

l'autre, ou d'une organisation économique à l'autre. C'est pour-

quoi l'alphabet est commerçant. Il doit être compris dans le

moment monétaire de la rationalité économique. La description

critique de l'argent est la réflexion fidèle du discours sur l'écri-

ture. Dans les deux cas on substitue un supplément anonyme

à la chose. De même que le concept ne retient que le compa-

rable des choses diverses, de même que la monnaie donne

« mesure commune

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 » à des objets incommensurables pour

les constituer en marchandises, de même l'écriture alphabétique

24. C'est la thèse de Duclos : « L'écriture (je parle de celle

des sons) n'est pas née, comme le langage, par une progression

lente et insensible : elle a été bien des siècles avant de naître ;

mais elle est née tout à coup, comme la lumière. » Après

avoir retracé l'histoire des écritures pré-alphabétiques, Duclos en

appelle au « coup de génie » : « Telle est aujourd'hui l'écriture des

Chinois, qui répond aux idées et non pas aux sons : tels sont parmi

nous les signes algébriques et les chiffres arabes. L'écriture était

dans cet état, et n'avait pas le moindre rapport avec l'écriture

actuelle, lorsqu'un génie heureux et profond sentit que le discours,

quelque varié et quelque étendu qu'il puisse être pour les idées,

n'est pourtant composé que d'un assez petit nombre de sons, et qu'il

ne s'agissait que de leur donner à chacun un caractère représentatif.

Si l'on y réfléchit, on verra que cet art, ayant une fois été conçu,

dut être formé presque en même temps ; et c'est ce qui relève la

gloire de l'inventeur... Il était bien plus facile de compter tous

les sons d'une langue, que de découvrir qu'ils pouvaient se compter.

L'un est un coup de génie, l'autre un simple effet de l'attention. »



Op. cit., pp. 421-423.)

25. Emile, p. 218. Rousseau y présente une théorie de l'origine

de la monnaie, de sa nécessité et de son danger.

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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE

transcrit dans un système de signifiants arbitraires et communs

des signifiés hétérogènes : les langues vivantes. Elle ouvre ainsi

une agression contre la vie qu'elle fait circuler. Si « les signes

font négliger les choses », comme le dit l'Emile

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 parlant de

la monnaie, alors l'oubli des choses est le plus grand dans

l'usage de ces signes parfaitement abstraits et arbitraires que sont

l'argent et l'écriture phonétique.

Suivant le même graphique, l'alphabet introduit donc un

degré supplémentaire de représentativité qui marque le progrès

de la rationalité analytique. Cette fois l'élément mis à jour est

un signifiant pur (purement arbitraire) et en lui-même insigni-

fiant. Cette insignifiance est la face négative, abstraite, formelle

de l'universalité ou de la rationalité. La valeur d'une telle écri-

ture est donc ambiguë. Il y avait une universalité naturelle, en

quelque sorte, au degré le plus archaïque de l'écriture : la

peinture, pas plus que l'alphabet, n'est liée à aucune langue

déterminée. Capable de reproduire tout être sensible, elle est

une sorte d'écriture universelle. Mais sa liberté à l'égard des

langues tient non pas à la distance qui sépare la peinture de

son modèle mais à la proximité imitative qui l'y enchaîne.

Sous une apparence universelle, la peinture serait ainsi parfaite-

ment empirique, multiple et changeante comme les individus sen-

sibles qu'elle représente hors de tout code. Au contraire, l'uni-

versalité idéale de l'écriture phonétique tient à sa distance infinie

à l'égard du son (le premier signifié de cette écriture qui le

marque arbitrairement) et du sens signifié par la parole. Entre

ces deux pôles, l'universalité est perdue. Nous disons bien

entre ces deux pôles puisque, nous l'avons vérifié, la pictogra-

26. Ibid. On lira aussi, dans les Fragments politiques : « L'or

et l'argent, n'étant que les signes représentatifs des matières contre

lesquelles ils sont échangés, n'ont proprement aucune valeur

absolue... » « Quoique l'argent n'ait par lui-même aucune valeur

réelle, il en prend une, par convention tacite, dans chaque pays où

il est en usage... » (p. 520) et dans les Considérations sur le

gouvernement de Pologne : « Au fond l'argent n'est pas la richesse,

il n'en est que le signe ; ce n'est pas le signe qu'il faut multiplier,

mais la chose représentée. » (p. 1008). C'est précisément au début

du chapitre XV sur les députés ou représentants que le Contrat



social (L. III) condamne l'argent comme pouvoir d'asservissement :

« Donnez de l'argent et bientôt vous aurez des fers. »

Cf. aussi J. Starobinski, La transparence et l'obstacle, p. 129 sq.

et la note 3 des éditeurs à la p. 37 des Confessions (Pléiade I).

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