De la grammatologie


DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE



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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE

tenable ; vos langues sourdes ne peuvent se faire entendre en



plein air ; vous donnez plus à votre gain qu'à votre liberté,

et vous craignez bien moins l'esclavage que la misère »



(Contrat social, p. 431). Une fois de plus l'influence du nord

est néfaste. Mais un homme du nord doit vivre comme un

homme du nord. Adopter ou adapter les mœurs méridionales

au nord, c'est pure folie et pire servitude (ibid.). Il faut donc

trouver, au nord ou en hiver, des substituts. Ce supplément

hivernal de la fête, c'est, chez nous, le bal pour jeunes filles

à marier. Rousseau en recommande la pratique : sans équi-

voque et, il le dit lui-même, sans scrupule ; et ce qu'il dit

de l'hiver éclaire d'un certain jour ce qu'il a pu penser de

l'été.


« L'hiver, temps consacré au commerce privé des amis,

convient moins aux fêtes publiques. Il en est pourtant une

espèce dont je voudrais bien qu'on se fît moins de scru-

pules ; savoir, les bals entre de jeunes personnes à marier.

Je n'ai jamais bien conçu pourquoi l'on s'effarouche si fort

de la danse et des assemblées qu'elle occasionne : comme s'il

y avait plus de mal à danser qu'à chanter ; que l'un et l'autre

de ces amusements ne fût pas également une inspiration de

la nature ; et que ce fût un crime à ceux qui sont destinés à

s'unir de s'égayer en commun par une honnête récréation !

L'homme et la femme ont été formés l'un pour l'autre. Dieu

veut qu'ils suivent leur destination ; et certainement le pre-

mier et le plus saint de tous les liens de la société est le

mariage


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. »


Il faudrait commenter mot à mot l'édifiant et long discours

qui suit. Une charnière articule toute l'argumentation : le plein

jour de la présence évite le supplément dangereux. Il faut

permettre les plaisirs à une « jeunesse enjouée et folâtre »

pour éviter qu' « elle en substitue de plus dangereux » et que

« les tête-à-tête adroitement concertés prennent la place des

assemblées publiques »... « L'innocente joie aime à s'évaporer

au grand jour, mais le vice est ami des ténèbres. » (Lettre à



M. d'Alembert, p. 227.) D'autre part, la nudité qui présente

le corps lui-même est moins dangereuse que le recours au

33. P. 226. On en rapprochera ce passage de l'Emile : « ... le

printemps venu, la neige fond et le mariage reste ; il y faut penser

pour toutes les saisons. » (p. 570).

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DE LA GRAMMATOLOGIE

signifiant vestimentaire, au supplément nordique, à « l'adroite

parure » : celle-ci n'a pas « moins son danger qu'une nudité

absolue, dont l'habitude tournerait bientôt les premiers effets

en indifférence, et peut-être en dégoût ». « Ne sait-on pas

que les statues et les tableaux n'offensent les yeux que quand

un mélange de vêtements rend les nudités obscènes ? Le pou-

voir immédiat des sens est faible et borné : c'est par l'entremise

de l'imagination qu'ils font leurs plus grands ravages ; c'est

elle qui prend soin d'irriter les désirs. » (P. 232.) On aura

remarqué que la représentation — le tableau — est choisie,

plutôt que la perception, pour illustrer le danger du supplé-

ment dont l'efficience est d'imagination. Et l'on remarquera

ensuite que dans une note insérée au cœur de cet éloge du

mariage, prévenant les erreurs de la postérité, Rousseau ne fait

qu'une exception à ses démentis :

« Il me paraît plaisant d'imaginer quelquefois les juge-

ments que plusieurs porteront de mes goûts, sur mes écrits.

Sur celui-ci l'on ne manquera pas de dire : « Cet homme

est fou de la danse. » Je m'ennuie à danser. « Il ne peut

souffrir la comédie. » J'aime la comédie à la passion. « Il

a de l'aversion pour les femmes. » Je ne serai que trop

bien justifié là-dessus. » (P. 229.)

Ainsi, le nord, l'hiver, la mort, l'imagination, le représen-

tant, l'irritation des désirs, toute cette série de significations

supplémentaires ne désignent pas un lieu naturel ou des termes

fixes : plutôt une périodicité. Des saisons. Dans l'ordre du

temps, ou plutôt comme le temps lui-même, elles disent le

mouvement par lequel la présence du présent se sépare d'elle-

même, se supplée elle-même, se remplace en s'absentant, se

produit dans la substitution à soi. C'est ce que voudrait effacer

la métaphysique de la présence comme proximité à soi en

privilégiant une sorte de maintenant absolu, la vie du présent,

le présent vivant. Or la froideur de la représentation ne rompt

pas seulement la présence à soi mais l'originarité du présent

en tant que forme absolue de la temporalité.

Cette métaphysique de la présence se reprend et se résume

sans cesse dans le texte de Rousseau chaque fois que la fatalité

du supplément semble la limiter. Il faut toujours ajouter un

supplément de présence à la présence dérobée. « Le grand

remède aux misères de ce monde », c'est « l'absorption dans

l'instant présent », dit Rousseau dans Les solitaires. Le présent

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est originaire, cela veut dire que la détermination de l'origine

a toujours la forme de la présence. La naissance est la nais-

sance (de la) présence. Avant elle, il n'y a pas de présence ;

et dès que la présence, se retenant ou s'annonçant à elle-même,

fissure sa plénitude et enchaîne son histoire, le travail de la

mort est commencé. La naissance en général s'écrit comme

Rousseau décrit la sienne : « Je coûtai la vie à ma mère ;

et ma naissance fut le premier de mes malheurs » (Confessions

p. 7). Chaque fois que Rousseau tente de ressaisir une essence

(sous la forme d'une origine, d'un droit, d'une limite idéale),

il nous reconduit toujours à un point de présence pleine. Il

s'intéresse moins au présent, à l'étant-présent, qu'à la présence

du présent, à son essence telle qu'elle s'apparaît et se retient

en soi. L'essence est la présence. Comme vie, c'est-à-dire comme

présence à soi, elle est naissance. Et comme le présent ne

sort de lui-même que pour y rentrer, une re-naissance est

possible qui permet seule, d'ailleurs, toutes les répétitions d'ori-

gine. Le discours et les questions de Rousseau ne sont possibles

qu'à anticiper une re-naissance ou une réactivation de l'origine.

La re-naissance, la résurrection ou le réveil se réapproprient

toujours, dans leur fugitive instance, la plénitude de la présence

revenant à soi.

Ce retour à la présence de l'origine se produit après chaque

catastrophe, dans la mesure du moins où elle renverse l'ordre

de la vie sans le détruire. Après qu'un doigt divin eut renversé

l'ordre du monde en inclinant l'axe du globe sur l'axe de

l'univers et eut ainsi voulu que « l'homme fût sociable », la

fête autour du point d'eau est possible et le plaisir est immé-

diatement présent au désir. Après qu'un « gros chien danois »

eut renversé Jean-Jacques, dans la deuxième Promenade ;

lorsque après « la chute » qui l'avait précipité (« ma tête

avait donné plus bas que mes pieds »), il faut d'abord lui

réciter l' « accident » qu'il n'a pas pu vivre ; lorsqu'il nous

explique ce qui se passe au moment où, dit-il par deux fois,

« je revins à moi », « je repris connaissance », c'est bien

l'éveil comme réveil à la pure présence qu'il décrit, toujours

selon le même modèle : ni anticipation, ni souvenir, ni com-

paraison, ni distinction, ni articulation, ni situation. L'ima-

gination, la mémoire et les signes sont effacés. Dans le

paysage, physique ou psychique, tous les repères sont natu-

rels

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