De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

« L'état auquel je me trouvai dans cet instant est trop

singulier pour n'en pas faire ici la description.

La nuit s'avançait. J'aperçus le ciel, quelques étoiles, et

un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment

délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans

cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de

ma légère existence tous les objets que j'apercevais. Tout

entier au moment présent, je ne me souvenais de rien ; je

n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moin-

dre idée de ce qui venait de m'arriver ; je ne savais ni qui

j'étais ni où j'étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquié-

tude. »

Et comme autour du point d'eau, et comme dans l'Isle de



Saint-Pierre, la jouissance de la présence pure est celle d'un

certain écoulement. Présence naissante. Origine de la vie, res-

semblance du sang à l'eau. Rousseau poursuit :

« Je voyais couler mon sang comme j'aurais vu couler

un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m'appartînt

en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme

ravissant auquel chaque fois que je me le rappelle je ne

trouve rien de comparable dans l'activité des plaisirs connus. »

(P. 1005.)

En est-il d'autre en effet, et de plus archétypique ? Ce plai-

sir, qui est le seul plaisir, est en même temps proprement

inimaginable. Tel est le paradoxe de l'imagination : elle seule

éveille ou irrite le désir mais seule, et pour la même raison,

dans le même mouvement, elle déborde ou divise la présence.

Rousseau voudrait séparer l'éveil à la présence et l'opération

de l'imagination, il s'efforce toujours vers cette limite impos-

sible. Car l'éveil de la présence nous projette ou nous rejette

immédiatement hors de la présence où nous sommes « conduits...

par ce vif intérêt, prévoyant et pourvoyant qui... jette toujours

loin du présent, et qui n'est rien pour l'homme de la nature »

(Dialogues

  3 4


). Fonction de la représentation, l'imagination est

bien aussi la fonction temporalisante, l'excès du présent et

l'économie des excédents de présence. Il n'y a de présent unique

et plein (mais y a-t-il alors présence ?) que dans le sommeil

de l'imagination : « L'imagination endormie ne sait point

étendre son être sur deux temps différents » (Emile, p. 69).

34. Cf. aussi Emile, p. 66-69.

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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE

Quand elle apparaît, surgissent les signes, les valeurs fiduciaires

et les lettres, pires que la mort.

« Que de marchands il suffit de toucher aux Indes, pour

les faire crier à Paris !... Je vois un homme frais, gai,

vigoureux, bien portant ; sa présence inspire la joie... Vient

une lettre de la poste... il tombe en défaillance. Revenu à

lui, il semble attaqué d'affreuses convulsions. Insensé ! quel

mal t'a donc fait ce papier ? Quel membre t'a-t-il ôté... ?

Nous n'existons plus où nous sommes, nous n'existons qu'où

nous ne sommes pas. Est-ce la peine d'avoir une si grande peur

de la mort, pourvu que ce en quoi nous vivons reste ? »



(Emile, pp. 67-68.)

Rousseau articule lui-même cette chaîne de significations

(essence, origine, présence, naissance, renaissance) sur la méta-

physique classique de l'étant comme énergie, comprenant les

rapports entre l'être et le temps à partir du maintenant comme

être en acte (energeia) :

« Délivré de l'inquiétude de l'espérance, et sûr de perdre

ainsi peu à peu celle du désir, en voyant que le passé ne

m'était plus rien, je tâchais de me mettre tout à fait dans

l'état d'un homme qui commence à vivre. Je me disais qu'en

effet nous ne faisions jamais que commencer, et qu'il n'y a



point d'autre liaison dans notre existence qu'une succession

de moments présents dont le premier est toujours celui qui

est en acte. Nous naissons et nous mourons à chaque instant

de notre vie. »

Il s'ensuit — mais c'est une liaison que Rousseau fait tout

pour élider — que l'essence même de la présence, si elle

doit toujours se répéter dans une autre présence, ouvre

originairement, dans la présence même, la structure de la repré-

sentation. Et si l'essence est la présence, il n'y a pas d'essence

de la présence ni de présence de l'essence. Il y a un jeu de la

représentation et en élidant cette liaison ou cette conséquence,

Rousseau met le jeu hors jeu : il élude, ce qui est une autre

façon de jouer ou plutôt, comme disent les dictionnaires, de

se jouer (de). Ce qui est ainsi éludé, c'est que la représenta-

tion ne survient pas à la présence ; elle l'habite comme la

condition même de son expérience, du désir et de la jouis-

sance. Le doublement intérieur de la présence, son dédouble-

ment la fait apparaître comme telle, c'est-à-dire, dérobant la

jouissance dans la frustration, la fait disparaître comme telle.

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DE LA GRAMMATOLOGIE

En mettant la représentation dehors, ce qui est mettre dehors

le dehors, Rousseau voudrait faire du supplément de présence

une pure et simple addition, une contingence : désirant ainsi

éluder ce qui, dans le dedans de la présence, appelle le sup-

pléant, et ne se constitue que dans cet appel, et dans sa trace.

D'où la lettre. L'écriture est le mal de la répétition représen-

tative, le double ouvrant le désir et re-gardant la jouissance.

L'écriture littéraire, les traces des Confessions disent ce dou-

blement de la présence. Rousseau condamne le mal d'écriture

et cherche un salut dans l'écriture. Celle-ci répète symbolique-

ment la jouissance. Et comme la jouissance n'a jamais été pré-

sente que dans une certaine répétition, l'écriture, la rappelant,

la donne aussi. Rousseau en élude l'aveu mais non le plaisir.

Nous nous rappelons ces textes (« En me disant j'ai joüi, je

joüis encore »... « Je joüis encore du plaisir qui n'est plus »...

« Sans cesse occupé de mon bonheur passé, je le rappelle et

le rumine, pour ainsi dire, au point d'en jouir derechef quand

je veux »). L'écriture représente (à tous les sens de ce mot)

la jouissance. Elle joue la jouissance, la rend absente et pré-

sente. Elle est le jeu. Et c'est parce qu'elle est aussi la chance

de la jouissance répétée que Rousseau la pratique en la condam-

nant : « Je fixerai par l'écriture celles [les « contemplations

charmantes »] qui pourront me venir encore : chaque fois que

je les relirai m'en rendra la jouissance » (Rêveries, p. 999).

Tout ce détour pour bien marquer que, sauf à y investir

quelque désir à elle extrinsèque, la caractéristique universelle

de Leibniz représente bien la mort même de la jouissance.

Elle conduit à sa limite l'excès du représentant. L'écriture pho-

nétique, si abstraite et arbitraire fût-elle, gardait quelque rap-

port à la présence de la voix représentée, à sa présence pos-

sible en général et donc à celle de quelque passion. L'écriture

qui rompt radicalement avec la phonè est peut être la plus

rationnelle et la plus efficace des machines scientifiques ; elle

ne répond plus à aucun désir ou plutôt elle signifie sa mort

au désir. Elle était ce qui déjà dans la voix y opérait comme

écriture et machine. Elle est le représentant à l'état pur, sans

représenté, ou sans ordre de représenté naturellement lié à

lui. C'est pourquoi cette pure conventionnalité cesse, étant pure,

d'être d'aucun usage dans la « vie civile » qui mêle toujours

la nature à la convention. La perfection de la convention touche

ici son excès contraire, elle est la mort et l'aliénation parfaite

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