LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
langue orale ordinaire. Les procédés de traduction mécanique
auxquels il est fait allusion se règlent de la même manière
sur cette pratique spontanée. Au-delà de ce modèle et de ce
concept de l'écriture, toute cette démonstration doit, semble-
t-il, être reconsidérée. Car elle reste prise dans la limitation
saussurienne que nous essayons de reconnaître.
Saussure limite en effet à deux le nombre des systèmes d'écri-
ture, tous deux définis comme systèmes de représentation du
langage oral, soit qu'ils représentent des mots, de manière syn-
thétique et globale, soit qu'ils représentent, phonétiquement,
des éléments sonores constituant les mots :
« Il n'y a que deux systèmes d'écriture : 1. le système
idéographique, dans lequel le mot est représenté par un signe
unique et étranger aux sons dont il se compose. Ce signe
se rapporte à l'ensemble du mot, et par-là, indirectement à
l'idée qu'il exprime. L'exemple classique de ce système est
l'écriture chinoise. 2. le système dit communément « phoné-
tique », qui vise à reproduire la suite des sons se succédant
dans le mot. Les écritures phonétiques sont tantôt syllabiques,
tantôt alphabétiques, c'est-à-dire basées sur les éléments irré-
ductibles de la parole. D'ailleurs les écritures idéographiques
deviennent volontiers mixtes : certains idéogrammes, détournés
de leur valeur première, finissent par représenter des sons
isolés » (p. 47).
Cette limitation est au fond justifiée, aux yeux de Saussure,
par la notion d'arbitraire du signe. L'écriture étant définie « un
système de signes », il n'y a pas d'écriture « symbolique »
(au sens saussurien), pas d'écriture figurative : il n'y a pas
d'écriture tant que le graphisme garde un rapport de figura-
tion naturelle et de ressemblance quelconque à ce qui est alors
non pas signifié mais représenté, dessiné, etc. Le concept d'écri-
ture pictographique ou d'écriture naturelle serait donc contra-
dictoire pour Saussure. Si l'on songe à la fragilité maintenant
reconnue des notions de pictogramme, d'idéogramme, etc., à
l'incertitude des frontières entre les écritures dites pictogra-
phiques, idéographiques, phonétiques on mesure non seulement
l'imprudence de la limitation saussurienne mais la nécessité
pour la linguistique générale d'abandonner toute une famille
de concepts hérités de la métaphysique — souvent par l'in-
termédiaire d'une psychologie — et qui se groupent autour
du concept d'arbitraire. Tout cela renvoie, par-delà l'opposi-
49
DE LA GRAMMATOLOGIE
tion nature/culture, à une opposition survenue entre physis et
nomos, physis et technè dont l'ultime fonction est peut-être de
dériver l'historicité ; et, paradoxalement, de ne reconnaître ses
droits à l'histoire, à la production, à l'institution, etc., que sous
la forme de l'arbitraire et sur un fond de naturalisme. Mais
laissons provisoirement cette question ouverte : peut-être ce
geste qui préside en vérité à l'institution de la métaphysique,
est-il inscrit aussi dans le concept d'histoire et même dans le
concept de temps.
Saussure introduit de surcroît une autre limitation massive
« Nous bornerons notre étude au système phonétique, et
tout spécialement à celui qui est en usage aujourd'hui et
dont le prototype est l'alphabet grec » (p. 48).
Ces deux limitations sont d'autant plus rassurantes qu'elles
viennent à point nommé pour répondre à la plus légitime des
exigences : la scientificité de la linguistique a en effet pour
condition que le champ linguistique ait des frontières rigou-
reuses, qu'il soit un système réglé par une nécessité interne
et que d'une certaine façon sa structure soit close. Le concept
représentativiste de l'écriture facilite les choses. Si l'écriture
n'est que la « figuration » (p. 44) de la langue, on a le droit
de l'exclure de l'intériorité du système (car il faudrait croire
qu'il y a ici un dedans de la langue), comme l'image doit pou-
voir s'exclure sans dommage du système de la réalité. Se pro-
posant pour thème « la représentation de la langue par l'écri-
ture », Saussure commence ainsi par poser que l'écriture est
« en elle-même étrangère au système interne » de la langue
(p. 44). Externe/interne, image/réalité, représentation/présence,
telle est la vieille grille à laquelle est confié le soin de dessiner
le champ d'une science. Et de quelle science. D'une science
qui ne peut plus répondre au concept classique de l'epistémè
parce que son champ a pour originalité — une originalité
qu'il inaugure — que l'ouverture en lui de 1' « image » y,
apparaît comme la condition de la « réalité » : rapport qui
ne se laisse donc plus penser dans la différence simple et l'ex-
tériorité sans compromis de 1' « image » et de la « réalité »,
du « dehors » et du « dedans », de 1' « apparence » et de
1' « essence », avec tout le système des oppositions qui s'y
enchaînent nécessairement. Platon, qui disait au fond la même
chose des rapports entre l'écriture, la parole et l'être (ou l'idée),
50
LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
avait au moins de l'image, de la peinture et de l'imitation
une théorie plus subtile, plus critique et plus inquiète que celle
qui préside à la naissance de la linguistique saussurienne.
Ce n'est pas un hasard si la considération exclusive de l'écri-
ture phonétique permet de répondre à l'exigence du « sys-
tème interne ». L'écriture phonétique a justement pour prin-
cipe fonctionnel de respecter et de protéger l'intégrité du
« système interne » de la langue, même si elle n'y réussit pas en
fait. La limitation saussurienne ne répond pas, par une heureuse
commodité, à l'exigence scientifique du « système interne ».
Cette exigence elle-même est constituée, comme exigence épis-
témologique en général, par la possibilité même de l'écriture
phonétique et par l'extériorité de la « notation » à la logique
interne.
Mais ne simplifions pas : il y a aussi, sur ce point, une
inquiétude de Saussure. Sans cela, pourquoi accorderait-il tant
d'attention à ce phénomène externe, à cette figuration exilée,
à ce dehors, à ce double ? Pourquoi juge-t-il « impossible de
faire abstraction » de ce qui est pourtant désigné comme
l'abstrait même par rapport au dedans de la langue ?
« Bien que l'écriture soit en elle-même étrangère au sys-
tème interne, il est impossible de faire abstraction d'un pro-
cédé par lequel la langue est sans cesse figurée ; il est néces-
saire d'en connaître l'utilité, les défauts et les dangers »
(p. 44).
L'écriture aurait donc l'extériorité qu'on prête aux usten-
siles ; outil imparfait de surcroît et technique dangereuse, on
dirait presque maléfique. On comprend mieux pourquoi, au
lieu de traiter de cette figuration extérieure en appendice ou
en marge, Saussure lui consacre un chapitre si laborieux
presque à l'ouverture du Cours. C'est qu'il s'agit, plutôt que
de dessiner, de protéger et même de restaurer le système interne
de la langue dans la pureté de son concept contre la conta-
mination la plus grave, la plus perfide, la plus permanente,
qui n'a cessé de le menacer, de l'altérer même, au cours de
ce que Saussure veut à toute force considérer comme une his-
toire externe, comme une série d'accidents affectant la langue
et lui survenant du dehors, au moment de la « notation »
(p. 45), comme si l'écriture commençait et finissait avec la
notation. Le mal d'écriture vient du dehors
disait
51
Dostları ilə paylaş: |