De la grammatologie



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LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE

indépendante, l'origine de l'écriture, son « prestige » et sa

prétendue nocivité resteraient un mystère inexplicable. Tout se

passe donc comme si Saussure voulait à la fois démontrer

l'altération de la parole par l'écriture, dénoncer le mal que

celle-ci fait à celle-là, et souligner l'indépendance inaltérable

et naturelle de la langue. « La langue est indépendante de

l'écriture » (p. 45), telle est la vérité de la nature. Et pourtant

la nature est affectée — du dehors — par un bouleversement

qui la modifie en son dedans, qui la dénature et l'oblige à

s'écarter d'elle-même. La nature se dénaturant elle-même,

s'écartant d'elle-même, accueillant naturellement son dehors en

son dedans, c'est la catastrophe, événement naturel qui bou-

leverse la nature, ou la monstruosité, écart naturel dans la

nature. La fonction assumée dans le discours rousseauiste,

comme nous le verrons, par la catastrophe, est ici déléguée à

la monstruosité. Citons tout entière la conclusion du chapitre VI

du Cours (Représentation de la langue par l'écriture), qu'il

faudrait comparer au texte de Rousseau sur la Prononcia-

tion :

« Mais la tyrannie de la lettre va plus loin encore : à

force de s'imposer à la masse, elle influe sur la langue et

la modifie. Cela n'arrive que dans les idiomes très littéraires,

où le document écrit joue un rôle considérable. Alors l'image

visuelle arrive à créer des prononciations vicieuses ; c'est là

proprement un fait pathologique. Cela se voit souvent en

français. Ainsi pour le nom de famille Lefèvre (du latin



faber), il y avait deux graphies, l'une populaire et simple,

Lefèvre, l'autre savante et étymologique, Lefebvre. Grâce

à la confusion de v et u dans l'ancienne écriture, Lefèbvre

a été lu Lefébure, avec un b qui n'a jamais existé réellement

dans le mot, et un u provenant d'une équivoque. Or main-

tenant cette forme est réellement prononcée » (pp. 53-54).

Où est le mal ? dira-t-on peut-être. Et qu'a-t-on investi dans

la « parole vive » qui rende insupportables ces « agressions »

de l'écriture ? qui commence même par déterminer l'action cons-

tante de l'écriture comme déformation et agression ? Quel

interdit a-t-on ainsi transgressé ? Où est le sacrilège ? Pour-

quoi la langue maternelle devrait-elle être soustraite à l'opé-

ration de l'écriture ? Pourquoi déterminer cette opération

comme une violence, et pourquoi la transformation serait-elle

seulement une déformation ? Pourquoi la langue maternelle

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DE LA GRAMMATOLOGIE

devrait-elle n'avoir pas d'histoire ou, ce qui revient au même,

produire sa propre histoire de manière parfaitement naturelle,

autistique et domestique, sans jamais être affectée d'aucun

dehors ? Pourquoi vouloir punir l'écriture d'un crime mons-

trueux, au point de songer à lui réserver, dans le traitement

scientifique lui-même, un « compartiment spécial » la tenant

à distance ? Car c'est bien dans une sorte de léproserie intra-

linguistique que Saussure veut contenir et concentrer ce pro-

blème des déformations par l'écriture. Et pour être persuadé

qu'il accueillerait fort mal les innocentes questions que nous

venons de poser — car enfin Lefébure, ce n'est pas mal et

nous pouvons aimer ce jeu — lisons la suite. Elle nous explique

que ce n'est pas là un « jeu naturel » et son accent est pes-

simiste : « Il est probable que ces déformations deviendront

toujours plus fréquentes, et que l'on prononcera de plus en

plus de lettres inutiles. » Comme chez Rousseau et dans le

même contexte, la capitale est accusée : « A Paris, on dit

déjà : sept femmes en faisant sonner le t. » Etrange exemple.

L'écart historique — car c'est bien l'histoire qu'il faudrait

arrêter pour protéger la langue contre l'écriture — ne fera

que s'étendre :

« Darmesteter prévoit le jour où l'on prononcera même

les deux lettres finales de vingt, véritable monstruosité ortho-

graphique. Ces déformations phoniques appartiennent bien à

la langue, seulement elles ne résultent pas de son jeu natu-



rel ; elles sont dues à un facteur qui lui est étranger. La

linguistique doit les mettre en observation dans un compar-



timent spécial : ce sont des cas tératologiques » (p. 54. Nous

soulignons).

On voit que les concepts de fixité, de permanence et de

durée, qui servent ici à penser les rapports de la parole et de

l'écriture, sont trop lâches et ouverts à tous les investissements

non critiques. Ils exigeraient des analyses plus attentives et

plus minutieuses. Il en va de même pour l'explication selon

laquelle « chez la plupart des individus les impressions visuelles

sont plus nettes et plus durables que les impressions acous-

tiques » (p. 49). Cette explication de 1' « usurpation » n'est pas

seulement empirique dans sa forme, elle est problématique dans

son contenu, elle se réfère à une métaphysique et à une vieille

physiologie des facultés sensibles sans cesse démentie par la

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science, comme par l'expérience du langage et du corps propre

comme langage. Elle fait imprudemment de la visibilité l'élément

sensible, simple et essentiel de l'écriture. Surtout, en considérant

l'audible comme le milieu naturel dans lequel la langue doit natu-

rellement découper et articuler ses signes institués, y exerçant

ainsi son arbitraire, cette explication ôte toute possibilité à

quelque rapport naturel entre parole et écriture au moment

même où elle l'affirme. Elle brouille donc les notions de nature

et d'institution dont elle se sert constamment, au lieu de les

congédier délibérément, ce qu'il faudrait sans doute commencer

par faire. Elle contredit enfin et surtout l'affirmation capitale

selon laquelle « l'essentiel de la langue est étranger au carac-

tère phonique du signe linguistique » (p. 21). Cette affirmation

nous retiendra bientôt, en elle transparaît l'envers du propos

saussurien dénonçant les « illusions de l'écriture ».

Que signifient ces limites et ces présuppositions ? D'abord

qu'une linguistique n'est pas générale tant qu'elle définit son

dehors et son dedans à partir de modèles linguistiques déter-



minés ; tant qu'elle ne distingue pas rigoureusement l'essence

et le fait en leurs degrés respectifs de généralité. Le système

de J'écriture en général n'est pas extérieur au système de la

langue en général, sauf si l'on admet que le partage entre

l'extérieur et l'intérieur passe à l'intérieur de l'intérieur ou à

l'extérieur de l'extérieur, au point que l'immanence de la langue

soit essentiellement exposée à l'intervention de forces en appa-

rence étrangères à son système. Pour la même raison, l'écri-

ture en général n'est pas « image » ou « figuration » de la

langue en général, sauf à reconsidérer la nature, la logique et

le fonctionnement de l'image dans le système dont on vou-

drait l'exclure. L'écriture n'est pas signe de signe, sauf à le

dire, ce qui serait plus profondément vrai, de tout signe. Si

tout signe renvoie à un signe, et si « signe de signe » signifie

écriture, certaines conclusions deviendront inévitables, que nous

considérerons le moment venu. Ce que Saussure voyait sans

le voir, savait sans pouvoir en tenir compte, suivant en cela

toute la tradition de la métaphysique, c'est qu'un certain

modèle d'écriture s'est nécessairement mais provisoirement

imposé (à l'infidélité de principe, à l'insuffisance de fait et à

l'usurpation permanente près) comme instrument et technique

de représentation d'un système de langue. Et que ce mouve-

ment, unique dans son style, a même été si profond qu'il a

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