LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
font les phénoménologues qui ont toujours besoin, le gardant
présent sous le regard, d'un contenu empirique exemplaire dans
la lecture d'une essence qui en est en droit indépendante ?
2. inadmissible en droit puisque l'on ne peut considérer que
« dans le langage, la forme s'oppose à la substance comme
une constante à une variable ». C'est au cours de cette deuxième
démonstration que des formules littéralement saussuriennes réap-
paraissent au sujet des rapports entre parole et écriture ;
l'ordre de l'écriture est l'ordre de l'extériorité, de 1' « occa-
sionnel », de 1' « accessoire », de F « auxiliaire », du « para-
sitaire » (p. 116-117. Nous soulignons). L'argumentation de
Jakobson et de Halle fait appel à la genèse factuelle et invoque
la secondarité de l'écriture au sens courant : « Ce n'est qu'après
avoir maîtrisé le langage parlé que l'on apprend à lire et à
écrire ». A supposer que cette proposition du sens commun
soit rigoureusement prouvée, ce que nous ne croyons pas
(chacun de ses concepts abritant un immense problème), encore
faudrait-il être assuré de sa pertinence dans l'argumentation.
Même si 1' « après » était ici une représentation facile, si l'on
savait bien ce que l'on pense et dit en assurant que l'on apprend
à écrire après avoir appris à parler, est-ce que cela suffirait pour
conclure au caractère parasitaire de ce qui vient ainsi « après » ?
Et qu'est-ce qu'un parasite ? Et si l'écriture était précisément
ce qui nous oblige à reconsidérer notre logique du parasite ?
Dans un autre moment de la critique, Jakobson et Halle
rappellent l'imperfection de la représentation graphique ; cette
imperfection tient aux « structures fondamentalement dissem-
blables des lettres et des phonèmes » :
« Les lettres ne reproduisent jamais complètement les diffé-
rents traits distinctifs sur lesquels repose le système phoné-
matique, et négligent infailliblement les relations structurales
entre ces traits » (p. 116).
Nous l'avons suggéré plus haut : est-ce que la dissemblance
radicale des deux éléments — graphique et phonique — n'exclut
pas la dérivation ? L'inadéquation de la représentation gra-
phique ne concerne-t-elle pas seulement l'écriture alphabétique
commune à laquelle le formalisme glossématique ne se réfère
pas essentiellement ? Enfin, si l'on accepte toute l'argumenta-
tion phonologiste ainsi présentée, il faut encore reconnaître
qu'elle oppose un concept « scientifique » de la parole à un
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DE LA GRAMMATOLOGIE
concept vulgaire de l'écriture. Ce que nous voudrions montrer,
c'est que l'on ne peut exclure l'écriture de l'expérience géné-
rale des « relations structurales entre les traits ». Ce qui revient,
bien entendu, à reformer le concept de l'écriture.
Enfin, si l'analyse jakobsonienne est sur ce point fidèle à Saus-
sure, ne l'est-elle pas surtout au Saussure du Chapitre VI ?
Jusqu'à quel point Saussure aurait-il soutenu l'inséparabilité de
la matière et de la forme qui reste l'argument le plus important
de Jakobson et Halle (p. 117)? On pourrait répéter cette
question à propos de la position de A. Martinet qui, dans ce
débat, suit à la lettre le Chapitre VI du Cours
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. Et seule-
19. Cette fidélité littérale s'exprime :
1. dans l'exposé critique de la tentative de Hjelmslev (Au sujet
des fondements de la théorie linguistique de L. Hjelmslev, in Bulletin
de la Société de Linguistique de Paris, t. 42, p. 40) : « Hjelmslev est
parfaitement logique avec lui-même lorsqu'il déclare qu'un texte
écrit a pour le linguiste exactement la même valeur qu'un texte
parlé, puisque le choix de la substance n'importe pas. Il se refuse
même à admettre que la substance parlée soit primitive et la subs-
tance écrite dérivée. Il semble qu'il suffirait de lui faire remarquer
qu'à quelques exceptions pathologiques près, tous les hommes
parlent, mais que peu savent écrire, ou encore que les enfants
savent parler longtemps avant d'apprendre l'écriture. Nous n'insis-
terons donc pas. » [Nous soulignons.]
2. dans les Eléments de linguistique générale dont tout le cha-
pitre sur le caractère vocal du langage reprend les arguments et les
mots du Chapitre VI du Cours : « On apprend à parler avant
d'apprendre à lire : la lecture vient doubler la parole, jamais l'in-
verse. » (Nous soulignons. Cette proposition nous paraît massive-
ment contestable, et déjà au niveau de l'expérience commune qui
a dans cette argumentation force de loi.) A. Martinet conclut :
« L'étude de l'écriture représente une discipline distincte de la lin-
guistique, encore que, pratiquement, une de ses annexes. La linguis-
tique fait donc abstraction des faits de graphie » (p. 11). On voit
comment fonctionnent ces concepts d'annexé et d'abstraction : l'écri-
ture et sa science sont étrangères mais non indépendantes, ce qui
ne les empêche pas d'être, inversement, immanentes mais non essen-
tielles. Juste assez « dehors » pour ne pas affecter l'intégrité de la
langue elle-même, dans sa pure et originelle identité à soi, dans sa
propriété ; juste assez « dedans » pour n'avoir droit à aucune indé-
pendance pratique ou épistémologique. Et réciproquement.
3. dans Le mot (déjà cité) : « C'est de l'énoncé oral qu'il faut
toujours partir pour comprendre la nature réelle du langage
humain » (p. 53).
4. enfin et surtout dans La double articulation du langage, in
La linguistique synchronique, p. 8 sq. et p. 18 sq.
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