LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
ment le Chapitre VI dont A. Martinet dissocie expressément la
doctrine de celle qui, dans le Cours, efface le privilège de la sub-
stance phonique. Après avoir expliqué pourquoi « une langue
morte à idéographie parfaite », c'est-à-dire une communica-
tion passant par le système d'une écriture généralisée, « ne
pourrait avoir aucune autonomie réelle », et pourquoi néan-
moins, « un tel système serait quelque chose de si particulier
qu'on peut fort bien comprendre que les linguistes désirent
l'exclure du domaine de leur science » (La linguistique syn-
chronique, p. 18. Nous soulignons.), A. Martinet critique ceux
qui, à la suite d'un certain Saussure, mettent en question le
caractère essentiellement phonique du signe linguistique :
« Beaucoup seront tentés de donner raison à Saussure qui
énonce que « l'essentiel de la langue... est étranger au carac-
tère phonique du signe linguistique », et, dépassant l'ensei-
gnement du maître, de déclarer que le signe linguistique n'a
pas nécessairement ce caractère phonique » (p. 19).
Sur ce point précis, il ne s'agit pas de « dépasser » l'en-
seignement du maître mais de le suivre et de le prolonger.
Ne pas le faire, n'est-ce pas s'en tenir à ce qui, dans le Cha-
pitre VI, limite massivement la recherche formelle ou struc-
turelle et contredit les acquisitions les plus incontestables de
la doctrine saussurienne ? Pour éviter de « dépasser », ne
risque-t-on pas de revenir en-deçà ?
Nous croyons que l'écriture généralisée n'est pas seulement
l'idée d'un système à inventer, d'une caractéristique hypothé-
tique ou d'une possibilité future. Nous pensons au contraire
que la langue orale appartient déjà à cette écriture. Mais cela
suppose une modification du concept d'écriture que nous ne
faisons pour l'instant qu'anticiper. A supposer même que l'on
ne se donne pas ce concept modifié, à supposer qu'on consi-
dère un système d'écriture pure comme une hypothèse d'ave-
nir ou comme une hypothèse de travail, un linguiste doit-il
se refuser devant cette hypothèse les moyens de la penser et
d'en intégrer la formulation dans son discours théorique ? Cue
la plupart le refusent en fait, cela crée-t-il un droit théorique ?
C'est ce que semble penser A. Martinet. Après avoir élaboré
une hypothèse de langage purement « dactylologique », il
écrit en effet :
« On doit reconnaître que le parallélisme entre cette
81
DE LA GRAMMATOLOGIE
« dactylologie » et la phonologie est complet aussi bien en
matière synchronique que diachronique, et qu'on pouvait uti-
liser pour la première la terminologie usuelle pour la seconde,
sauf bien entendu lorsque les termes comportent une
référence à la substance phonique. Il est clair que si nous
ne désirons pas exclure du domaine linguistique les systèmes
du type de celui que nous venons d'imaginer, il est très
important de modifier la terminologie traditionnelle relative
à l'articulation des signifiants de façon à en éliminer toute
référence à la substance phonique comme le fait Louis
Hjelmslev lorsqu'il emploie « cénème » et « cénématique »
au lieu de « phonème » et « phonologie ». On comprendra
toutefois que la plupart des linguistes hésitent à modifier de
fond en comble l'édifice terminologique traditionnel pour le
seul avantage théorique de pouvoir inclure dans le domaine
de leur science des systèmes purement hypothétiques. Pour
qu'ils consentent à envisager une telle révolution, il faudrait
les convaincre que, dans les systèmes linguistiques attestés,
ils n'ont aucun intérêt à considérer la substance phonique
des unités d'expression comme les intéressant directement
(pp. 20-21. Nous soulignons).
Encore une fois, nous ne doutons pas de la valeur de ces
arguments phonologistes dont nous avons tenté plus haut de
faire apparaître les présuppositions. Dès lors que l'on assume
ces présuppositions, il serait absurde de réintroduire par confu-
sion l'écriture dérivée dans le champ du langage oral et à
l'intérieur du système de cette dérivation. Sans échapper à
l'ethnocentrisme, on brouillerait alors toutes les frontières à
l'intérieur de sa sphère de légitimité. Il ne s'agit donc pas ici
de réhabiliter l'écriture au sens étroit, ni de renverser l'ordre de
dépendance lorsqu'il est évident. Le phonologisme ne souffre
aucune objection tant que l'on conserve les concepts courants
de parole et d'écriture qui forment le tissu solide de son argu-
mentation. Concepts courants, quotidiens et de surcroît, ce qui
n'est pas contradictoire, habités par une vieille histoire, limités
par des frontières peu visibles mais d'autant plus rigoureuses.
Nous voudrions plutôt suggérer que la prétendue dérivation de
l'écriture, si réelle et si massive qu'elle soit, n'a été possible
qu'à une condition : que le langage « originel », « naturel »,
etc., n'ait jamais existé, qu'il n'ait jamais été intact, intouché
par l'écriture, qu'il ait toujours été lui-même une écriture.
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LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
Archi-écriture dont nous voulons ici indiquer la nécessité et
dessiner le nouveau concept ; et que nous ne continuons à
appeler écriture que parce qu'elle communique essentiellement
avec le concept vulgaire de l'écriture. Celui-ci n'a pu histori-
quement s'imposer que par la dissimulation de l'archi-écriture,
par le désir d'une parole chassant son autre et son double
et travaillant à réduire sa différence. Si nous persistons à
nommer écriture cette différence, c'est parce que, dans le tra-
vail de répression historique, l'écriture était, par situation, des-
tinée à signifier le plus redoutable de la différence. Elle était
ce qui, au plus proche, menaçait le désir de la parole vive,
ce qui du dedans et dès son commencement, l'entamait. Et
la différence, nous l'éprouverons progressivement, ne se pense
pas sans la trace.
Cette archi-écriture, bien que le concept en soit appelé par
les thèmes de 1' « arbitraire du signe » et de la différence, ne
peut pas, ne pourra jamais être reconnue comme objet d'une
science. Elle est cela même qui ne peut se laisser réduire à
la forme de la présence. Or celle-ci commande toute objecti-
vité de l'objet et toute relation de savoir. C'est pourquoi ce
que nous serions tenté de considérer dans la suite du Cours
comme un « progrès » ébranlant en retour les positions non-
critiques du Chapitre VI, ne donne jamais lieu à un nouveau
concept « scientifique » de l'écriture.
Peut-on en dire autant de l'algébrisme de Hjelmslev qui
tira sans doute les conséquences les plus rigoureuses de ce
progrès ?
Les Principes de grammaire générale (1928) dissociaient dans
la doctrine du Cours le principe phonologiste et le principe
de la différence. Ils dégageaient un concept de forme qui
permettait de distinguer entre la différence formelle et la dif-
férence phonique et cela à l'intérieur même de la langue
« parlée » (p. 117). La grammaire est indépendante de la
sémantique et de la phonologie (p. 118).
Cette indépendance est le principe même de la glossématique
comme science formelle de la langue. Sa formalité suppose
qu' « il n'y a aucune connexion nécessaire entre les sons et
le langage »
20
. Cette formalité est elle-même la condition
20. On the Principles of Phonematics, 1935, Proceedings of the
Second International Congress of Phonetic Sciences, p. 51.
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