LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
de l'écriture est aussi celle de la chose ou du réfèrent.
Dans l'horizontalité de l'espacement, qui n'est pas une autre
dimension que celle dont nous avons parlé jusqu'ici et qui ne
s'y oppose pas comme la surface à la profondeur, on n'a
même pas à dire que l'espacement coupe, tombe et fait tomber
dans l'inconscient : celui-ci n'est rien sans cette cadence et
avant cette césure. La signification ne se forme ainsi qu'au
creux de la différance : de la discontinuité et de la discré-
tion, du détournement et de la réserve de ce qui n'apparaît
pas. Cette brisure du langage comme écriture, cette disconti-
nuité a pu heurter à un moment donné, dans la linguistique,
un précieux préjugé continuiste. En y renonçant, la phonologie
doit bien renoncer à toute distinction radicale entre la parole
et l'écriture, renoncer ainsi non à elle-même, à la phonologie,
mais au phonologisme. Ce que reconnaît Jakobson à cet égard
nous importe ici beaucoup :
« Le flux du langage parlé, physiquement continu, confronta
à l'origine la théorie de la communication à une situation
haute fonction de suppléance. Un autre mythe essayait d'expliquer
les vicissitudes de la lune par un combat périodique dont les prota-
gonistes étaient Horus et Seth. Au cours de la lutte, l'œil d'Horus
lui fut arraché, mais Seth, finalement vaincu, fut obligé de rendre
à son vainqueur l'œil qu'il lui avait enlevé ; d'après d'autres ver-
sions, l'œil serait revenu lui-même, ou encore aurait été rapporté
par Thot. Quoi qu'il en soit, Horus retrouve avec joie son œil, et
le remet à sa place après l'avoir purifié. Les Egyptiens ont appelé
cet œil l'oudjat « celui qui est en bonne santé ». Nous verrons
que le rôle de l'œil oudjat a été considérable dans la religion
funéraire, dans la légende osirienne et dans la cérémonie de
l'offrande. Cette légende... eut plus tard une contre-partie solaire :
on racontait que le maître universel, à l'origine du monde, s'était
vu, on ne sait pour quelle raison, privé de son œil. Il chargea Shou
et Tefnout de le lui ramener. L'absence des deux messagers fut si
longue que Rê fut obligé de remplacer l'infidèle. L'œil, lorsqu'il
fut enfin ramené par Shou et par Tefnout, se mit dans une grande
colère (a), en voyant que sa place avait été prise. Rê, pour l'apaiser,
le transforma en serpent-uraeus, et le plaça sur son front comme
symbole de sa puissance ; en outre, il le chargea de le défendre
contre ses ennemis. » (a) L'œil versa des larmes (rémyt) d'où
naquirent les hommes (rémet) ; l'origine mythique des hommes
repose, comme on le voit, sur un simple jeu de mots (Jacques
Vandier, La religion égyptienne, PUF, p. 39-40.) On rapprochera
ce mythe de suppléance de l'histoire de l'œil chez Rousseau (cf. plus
bas, p. 212).
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DE LA GRAMMATOLOGIE
« considérablement plus compliquée » (Shannon et Weaver)
que ce n'était le cas pour l'ensemble fini d'éléments discrets
que présentait le langage écrit. L'analyse linguistique, cepen-
dant, est arrivée à résoudre le discours oral en une série finie
d'informations élémentaires. Ces unités discrètes, ultimes, dites
« traits distinctifs » sont groupées en « faisceaux » simul-
tanés, appelés phonèmes, qui, à leur tour, s'enchaînent pour
former des séquences. Ainsi donc la forme, dans le langage,
a une structure manifestement granulaire et est susceptible
d'une description quantique »
32
.
La brisure marque l'impossibilité pour un signe, pour l'unité
d'un signifiant et d'un signifié, de se produire dans la pléni-
tude d'un présent et d'une présence absolue. C'est pourquoi
il n'y a pas de parole pleine, qu'on veuille la restaurer par
ou contre la psychanalyse. Avant de songer à réduire ou à
restaurer le sens de la parole pleine qui dit être la vérité, il
faut poser la question du sens et de son origine dans la diffé-
rence. Tel est le lieu d'une problématique de la trace.
Pourquoi de la trace ? Qu'est-ce qui nous a guidé dans le
choix de ce mot ? Nous avons commencé à répondre à cette
question. Mais cette question est telle, et telle la nature de
notre réponse, que les lieux de l'une et de l'autre doivent
constamment se déplacer. Si les mots et les concepts ne prennent
sens que dans des enchaînements de différences, on ne peut
justifier son langage, et le choix des termes, qu'à l'intérieur
d'une topique et d'une stratégie historique. La justification ne
peut donc jamais être absolue et définitive. Elle répond à un
état des forces et traduit un calcul historique. Ainsi, outre
celles que nous avons déjà définies, un certain nombre de
données, appartenant au discours de l'époque, nous ont pro-
gressivement imposé ce choix. Le mot trace doit faire de lui-
même référence à un certain nombre de discours contempo-
rains avec la force desquels nous entendons compter. Non que
nous en acceptions la totalité. Mais le mot trace établit avec
eux la communication qui nous paraît la plus sûre et nous
permet de faire l'économie des développements qui ont chez
eux démontré leur efficacité. Ainsi, nous rapprochons ce
concept de trace de celui qui est au centre des derniers écrits
32. Linguistique et théorie de la communication (op. cit., pp. 87-
88).
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LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
de E. Levinas et de sa critique de l'ontologie
33
: rapport à
l'illéité comme à l'altérité d'un passé qui n'a jamais été et ne
peut jamais être vécu dans la forme, originaire ou modifiée,
de la présence. Accordée ici, et non dans la pensée de Levi-
nas, à une intention heideggerienne, cette notion signifie, par-
fois au-delà du discours heideggerien, l'ébranlement d'une onto-
logie qui, dans son cours le plus intérieur, a déterminé le sens
de l'être comme présence et le sens du langage comme continuité
pleine de la parole. Rendre énigmatique ce que l'on croit
entendre sous les noms de proximité, d'immédiateté, de pré-
sence (le proche, le propre et le pré- de la présence), telle
serait donc la dernière intention du présent essai. Cette décons-
truction de la présence passe par celle de la cons-
cience, donc par la notion irréductible de trace (Spur),
telle qu'elle apparaît dans le discours nietzschéen comme dans
le discours freudien. Enfin, dans tous les champs scientifiques,
et notamment dans celui de la biologie, cette notion paraît
aujourd'hui maîtresse et irréductible.
Si la trace, archi-phénomène de la « mémoire », qu'il faut
penser avant l'opposition entre nature et culture, animalité et
humanité, etc., appartient au mouvement même de la signifi-
cation, celle-ci est a priori écrite, qu'on l'inscrive ou non, sous
une forme ou sous une autre, dans un élément « sensible »
et « spatial », qu'on appelle « extérieur ». Archi-écriture, pre-
mière possibilité de la parole, puis de la « graphie » au sens
étroit, lieu natal de 1' « usurpation » dénoncée depuis Platon
jusqu'à Saussure, cette trace est l'ouverture de la première
extériorité en général, l'énigmatique rapport du vivant à son
autre et d'un dedans à un dehors : l'espacement. Le dehors,
extériorité « spatiale » et « objective » dont nous croyons
savoir ce qu'elle est comme la chose la plus familière du monde,
comme la familiarité elle-même, n'apparaîtrait pas sans le
gramme, sans la différance comme temporalisation, sans la
non-présence de l'autre inscrite dans le sens du présent, sans
le rapport à la mort comme structure concrète du présent vivant.
La métaphore serait interdite. La présence-absence de la trace,
ce qu'on ne devrait même pas appeler son ambiguïté mais son
33. Cf. notamment La trace de l'autre in Tijdschrift voor filo-
sofie, sept. 1963, et notre essai, Violence et métaphysique, sur
la pensée d'E. Levinas, in L'écriture et la différence.
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