DE LA GRAMMATOLOGIE COMME SCIENCE POSITIVE
pensées des hommes, et de les mettre par ordre, ni seule-
ment de les distinguer en sorte qu'elles soient claires et
simples, qui est à mon avis le plus grand secret qu'on puisse
avoir pour acquérir la bonne science... Or je tiens que cette
langue est possible, et qu'on peut trouver la science de qui
elle dépend, par le moyen de laquelle les paysans pourraient
mieux juger de la vérité des choses, que ne font maintenant
les philosophes. Mais n'espérez pas de la voir jamais en
usage ; cela présuppose de grands changements en l'ordre
des choses, et il faudrait que tout le monde ne fût qu'un
paradis terrestre, ce qui n'est bon à proposer que dans le
pays des romans »
9
.
Leibniz se réfère expressément à cette lettre et au principe
analytique qui s'y formule. Tout le projet implique la décompo-
9. Nous jugeons préférable de restituer le contexte de cette cita-
tion ; « Au reste, je trouve qu'on pourrait ajouter à ceci une inven-
tion, tant pour composer les mots primitifs de cette langue, que
pour leurs caractères : en sorte qu'elle pourrait être enseignée en
fort peu de temps, et ce par le moyen de l'ordre, c'est-à-dire, établis-
sant un ordre entre toutes les pensées qui peuvent entrer en l'esprit
humain, de même qu'il y en a un naturellement établi entre les
nombres ; et comme on peut apprendre en un jour à nommer tous
les nombres jusques à l'infini, et à les écrire en une langue inconnue,
qui sont toutefois une infinité de mots différents, qu'on pût faire
le même de tous les autres mots nécessaires pour exprimer toutes
les autres choses qui tombent en l'esprit des hommes. Si cela
était trouvé, je ne doute point que cette langue n'eût bientôt cours
parmi le monde ; car il y a force gens qui emploieraient volontiers
cinq ou six jours de temps pour se pouvoir faire entendre par tous
les hommes. Mais je ne crois pas que votre auteur ait pensé à cela,
tant par ce qu'il n'y a rien en toutes ses propositions qui le témoigne,
que parce que l'invention de cette langue dépend de la vraie philo-
sophie ; car il est impossible autrement de dénombrer toutes les
pensées des hommes, et de les mettre par ordre, ni seulement de
les distinguer en sorte qu'elles soient claires et simples, qui est à
mon avis le plus grand secret qu'on puisse avoir pour acquérir la
bonne science. Et si quelqu'un avait bien expliqué quelles sont les
idées simples qui sont en l'imagination des nommes, desquelles se
compose tout ce qu'ils pensent, et que cela fût reçu par tout le
monde, j'oserais espérer ensuite une langue universelle fort aisée
à apprendre, à prononcer et à écrire, et ce qui est le principal, qui
aiderait au jugement, lui représentant si distinctement toutes choses,
qu'il lui serait presque impossible de se tromper ; au lieu que tout
au rebours, les mots que nous avons n'ont quasi que des signifi-
cations confuses, auxquelles l'esprit des hommes s'étant accoutumé
de longue main, cela est cause qu'il n'entend presque rien parfai-
tement. Or, je tiens que cette langue est possible... »
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DE LA GRAMMATOLOGIE
sition en idées simples. C'est la seule voie pour substituer le
calcul au raisonnement. En ce sens la caractéristique univer-
selle dépend en son principe de la philosophie mais on peut
l'entreprendre sans attendre l'achèvement de la philosophie
« Cependant quoyque cette langue dépende de la vraye
philosophie, elle ne dépend pas de sa perfection. C'est à dire
cette langue peut estre établie, quoyque la philosophie ne soit
pas parfaite : et à mesure que la science des hommes croistra,
cette langue croistra aussi. En attendant elle sera d'un secours
merveilleux et pour se servir de ce que nous sçavons, et pour
voir ce qui nous manque, et pour inventer les moyens d'y
arriver, mais sur tout pour exterminer les controverses dans
les matières qui dépendent du raisonnement. Car alors rai-
sonner et calculer sera la même chose »
10
.
Ce ne sont pas là les seules corrections de la tradition carté-
sienne, on le sait. L'analytisme de Descartes est intuitionniste,
celui de Leibniz renvoie au-delà de l'évidence, vers l'ordre, la
relation, le point de vue
11
.
La caractéristique « espargne l'esprit et l'imagination, dont
il faut sur tout menager l'usage. C'est le but principal de
cette grande science que j'ay accoustumé d'appeler Caracté-
ristique, dont ce que nous appelons l'Algèbre, ou Analyse,
n'est qu'une branche fort petite : puisque c'est elle qui donne
les paroles aux langues, les lettres aux paroles, les chiffres
à l'Arithmétique, les notes à la Musique ; c'est elle qui nous
apprend le secret de fixer le raisonnement, et de l'obliger à
laisser comme des traces visibles sur le papier en petit volume,
pour estre examiné à loisir : c'est enfin elle, qui nous fait
raisonner à peu de frais, en mettant des caractères à la place
des choses, pour desembarrasser l'imagination »
12
.
Malgré toutes les différences qui séparent les projets de
langue ou d'écriture universelles à cette époque (notamment
quant à l'histoire et au langage
13
), le concept du simple absolu
10.
Opuscules et fragments inédits de Leibniz, ed. Couturat,,
p. 27-28.
11. Cf. Y. Belaval, Leibniz critique de Descartes, notamment
p. 181 sq.
12. Opuscules et fragments inédits de Leibniz (Couturat),
pp. 98-99.
13. Cf. Couturat, Histoire de la langue universelle, (pp. 1-28).
Y. Belaval, op. cit., p. 181 sq. et DE. ch. IV.
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