DE LA GRAMMATOLOGIE COMME SCIENCE POSITIVE
phonétique. La distinction entre l'écriture phonétique et l'écri-
ture non-phonétique, tout indispensable et légitime qu'elle est,
reste très dérivée au regard de ce qu'on pourrait appeler une
synergie et une synesthésie fondamentales. Il s'ensuit que non
seulement le phonétisme n'est jamais tout-puissant mais aussi
qu'il a toujours déjà commencé à travailler le signifiant muet.
« Phonétique » et « non-phonétique » ne sont donc jamais
les qualités pures de certains systèmes d'écriture, ce sont les
caractères abstraits d'éléments typiques, plus ou moins nom-
breux et dominants, à l'intérieur de tout système de significa-
tion en général. Leur importance tient d'ailleurs moins à leur
distribution quantitative qu'à leur organisation structurelle.
Le cunéiforme, par exemple, est à la fois idéogrammatique et
phonétique. Et l'on ne peut même pas dire que chaque signi-
fiant graphique appartient à telle ou telle classe, le code cunéi-
forme jouant alternativement sur les deux registres. En vérité,
chaque forme graphique peut avoir une double valeur —idéo-
graphique et phonétique. Et sa valeur phonétique peut être
simple ou complexe. Un même signifiant peut avoir une ou
plusieurs valeurs phoniques, il peut être homophone ou poly-
phone. A cette complexité générale du système s'ajoute encore
un recours subtil à des déterminatifs catégoriels, à des com-
pléments phonétiques inutiles dans la lecture, à une ponctua-
tion fort irrégulière. Et R. Labat montre qu'il est impossible
ici de comprendre le système sans passer par son histoire
39
.
Cela est vrai de tout système d'écriture et ne dépend pas de
ce qu'on considère parfois hâtivement comme des niveaux
d'élaboration. Dans la structure d'un récit pictographique par
exemple, une représentation-de-chose, tel un blason totémique,
peut prendre une valeur symbolique de nom propre. A partir
de ce moment, en tant qu'appellation, elle peut fonctionner
dans d'autres enchaînements avec une valeur phonétique
40
.
39. L'écriture cunéiforme et la civilisation mésopotamienne, EP,
p. 74. sq.
40. A. Métraux, Les primitifs, signaux et symboles, pictogrammes
et protoécriture. Un exemple, parmi tant d'autres, de ce que Métraux
appelle « ébauche de phonétisme » : « Ainsi, le chef Cheyenne
qui s'appelle « tortue-suivant-sa-femelle » sera représenté par un
personnage surmonté de deux tortues. « Petit-homme » sera iden-
tifié à une silhouette d'enfant dessinée au-dessus de sa tête. Cette
expression des noms propres ne pose guère de difficultés lorsqu'il
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DE LA GRAMMATOI.OGIE
Sa stratification peut ainsi devenir fort complexe et déborder
la conscience empirique liée à leur usage immédiat. Débordant
cette conscience actuelle, la structure de ce signifiant peut
continuer à opérer non seulement dans les franges de la cons-
cience potentielle mais selon la causalité de l'inconscient.
On voit que le nom, singulièrement le nom dit propre, est
toujours pris dans une chaîne ou un système de différences.
Il ne devient appellation que dans la mesure où il peut s'ins-
crire dans une figuration. Le propre du nom n'échappe pas
à l'espacement, qu'il soit relié par son origine à des représen-
tations de choses dans l'espace ou qu'il reste pris dans un
système de différences phoniques ou de classification sociale
apparemment délié de l'espace courant. La métaphore travaille
le nom propre. Le sens propre n'existe pas, son « apparence »
est une fonction nécessaire — et qu'il faut analyser comme
telle — dans le système des différences et des métaphores. La
parousie absolue du sens propre, comme présence à soi du
logos dans sa voix, dans le s'entendre-parler absolu, doit être
située comme une fonction répondant à une indestructible mais
relative nécessité, à l'intérieur d'un système qui la comprend.
Cela revient à situer la métaphysique ou l'onto-théologie du
logos.
Le problème du
rébus à transfert résume toute la difficulté.
Une représentation de chose peut se trouver investie, en tant
que pictogramme, d'une valeur phonétique. Celle-ci n'efface
pas la référence « pictographique » qui n'a d'ailleurs jamais
été simplement « réaliste ». Le signifiant se brise ou s'étoile
s'agit de choses concrètes, mais elle met à dure épreuve l'imagina-
tion du scribe s'il lui faut rendre par la pictographie des idées
abstraites. Pour transcrire le nom d'un individu appelé « grande-
route », un indien Oglagla a eu recours à la combinaison symbo-
lique suivante : des traits parallèles avec des traces de pas font
songer à la « route », un oiseau peint près de celle-ci évoque la
rapidité qui est, évidemment, un des attributs des « bonnes routes ».
Il est clair que seuls ceux qui connaissent déjà les noms corres-
pondant à ces symboles sont à même de les déchiffrer. A ce titre,
ces dessins auront donc une valeur mnémotechnique. Prenons,
comme autre exemple, le nom propre « Bonne-belette ». De la
bouche de l'animal, dessiné de façon réaliste, sortent deux traits
ondulés qui d'ordinaire symbolisent le flot des paroles. Ce signe
étant utilisé pour les « bons discours », on suppose que le lec-
teur ne retiendra que l'adjectif et oubliera l'idée de discours »,
EP, pp. 10-11.
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