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en système : il renvoie à la fois, et au moins, à une chose et
à un son. La chose est elle-même un ensemble de choses ou une
chaîne de différences « dans l'espace » ; le son, qui est aussi
inscrit dans une chaîne, peut être un mot : l'inscription est
alors idéogrammatique ou synthétique, elle ne se laisse pas
décomposer ; mais le son peut aussi être un élément atomique
entrant lui-même en composition : on a alors affaire à une
écriture d'apparence pictographique et en vérité phonético-ana-
lytique du même type que l'alphabet. Ce qu'on sait maintenant
de l'écriture des Aztèques du Mexique semble couvrir toutes
ces possibilités.
« Ainsi, le nom propre Téocaltitlan est-il décomposé en
plusieurs syllabes qui sont rendues par les images suivantes :
lèvres (tentli), rue (otlim), maison (calli) et enfin dent (tlanti).
Le procédé se rattache étroitement à celui... qui consiste à
suggérer le nom d'un personnage par les images des êtres ou
des choses entrant dans la composition de son nom. Les
Aztèques sont allés plus avant dans la voie du phonétisme.
Ils ont réussi à rendre par des images des sons séparés en
recourant à une véritable analyse phonétique
41
. »
Les travaux de Barthel et de Knorosov sur les glyphes maya
n'aboutissent pas à des résultats concordants, leurs progrès
restent très lents, mais la présence d'éléments phonétiques est
aujourd'hui à peu près certaine. Il en va de même pour l'écri-
ture de l'île de Pâques
42
. Non seulement celle-ci serait picto-
idéo-phono graphique, mais à l'intérieur même de ses structures
non phonétiques, l'équivocité et la surdétermination peuvent
donner lieu à des métaphores reprises en charge par une véri-
table rhétorique graphique, si l'on peut risquer cette expres-
sion absurde.
La complexité de cette structure, nous la découvrons aujour-
d'hui dans des écritures dites « primitives » et dans des cul-
tures qu'on croyait « sans écriture ». Mais nous savions depuis
longtemps que l'écriture chinoise ou japonaise, qui sont massi-
vement non-phonétiques, ont très tôt comporté des éléments
phonétiques. Ceux-ci sont restés structurellement dominés par
l'idéogramme ou l'algèbre et nous avons ainsi le témoignage
41. EP., p. 12.
42. EP., p. 16. A. Métraux y résume schématiquement les résul-
tats des Grundlagen zur Entzifferung der Osterinselschrift de Barthel.
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d'un puissant mouvement de civilisation se développant hors
de tout logocentrisme. L'écriture ne réduisait pas la Voix en
elle-même, elle l'ordonnait à un système :
« Cette écriture a eu plus ou moins recours aux emprunts
phonétiques, certains signes étant employés pour leur son
indépendamment de leur sens originel. Mais cet emploi pho-
nétique des signes n'a jamais pu être assez large pour altérer
dans son principe l'écriture chinoise et l'amener sur la voie
de la notation phonétique... L'écriture, n'ayant pas abouti en
Chine à une analyse phonétique du langage, n'a jamais pu
y être sentie comme un décalque plus ou moins fidèle de la
parole et c'est pourquoi le signe graphique, symbole d'une
réalité unique et singulière comme lui, y a gardé beaucoup
de son prestige primitif. Il n'y a pas lieu de croire que la
parole n'ait pas eu anciennement en Chine la même efficacité
que l'écriture, mais sa puissance a pu y être en partie
éclipsée par celle de l'écrit. Au contraire, dans les civilisa-
tions où l'écriture a évolué assez tôt vers le syllabaire ou
l'alphabet, c'est le verbe qui a concentré en lui, en définitive,
toutes les puissances de la création religieuse et magique. Et,
en effet, il est remarquable qu'on ne trouve pas en Chine cette
valorisation étonnante de la parole, du verbe, de la syllabe
ou de la voyelle qui est attestée dans toutes les grandes civi-
lisations anciennes depuis le bassin méditerranéen jusqu'à
l'Inde
43
. »
Il est difficile de ne pas souscrire globalement à cette ana-
lyse. Remarquons toutefois qu'elle semble considérer 1' « ana-
lyse phonétique du langage » et l'écriture phonétique comme un
« aboutissement » normal, comme un telos historique en vue
duquel, tel un navire faisant route vers le port, l'écriture chinoise
a quelque part échoué. Or peut-on penser que le système de
l'écriture chinoise soit ainsi une sorte d'alphabet inachevé ?
D'autre part, J. Gernet semble expliquer le « prestige primitif »
du graphisme chinois par son rapport « symbolique » avec
une « réalité unique et singulière comme lui ». Or n'est-il pas
évident qu'aucun signifiant, quelles qu'en soient la substance et
la forme, n'a de « réalité unique et singulière »? Un signi-
43. J. Oernet, La Chine, Aspects et fonctions psychologiques de
l'écriture, in E.P. pp. 32 et 38. Nous soulignons. Cf. aussi M. Gra-
net. La pensée chinoise, 1950, ch. I.
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fiant est d'entrée de jeu la possibilité de sa propre répétition,
de sa propre image ou ressemblance. C'est la condition de
son idéalité, ce qui le fait reconnaître comme signifiant et le
fait fonctionner comme tel, le rapportant à un signifié qui,
pour les mêmes raisons, ne saurait jamais être une « réalité
unique et singulière ». Dès que le signe apparaît, c'est-à-dire
depuis toujours, il n'y a aucune chance de rencontrer quelque
part la pureté de la « réalité », de 1' « unicité », de la « sin-
gularité ». Enfin de quel droit supposer que la parole ait pu
avoir, « anciennement », avant la naissance de l'écriture chinoise,
le sens et la valeur que nous lui connaissons en Occident ?
Pourquoi la parole aurait-elle dû y être « éclipsée » par l'écri-
ture ? Si l'on veut tenter de penser, de percer ce qui, sous
le nom d'écriture, sépare beaucoup plus que des techniques
de notation, ne faut-il pas se dépouiller aussi, entre autres
présupposés ethnocentriques, d'une sorte de monogénétisme
graphique transformant toutes les différences en écarts ou
retards, accidents ou déviations ? Et ne faut-il pas méditer ce
concept héliocentrique de la parole ? Et la ressemblance du
logos au soleil (au bien ou à la mort qu'on ne peut regarder en
face), au roi ou au père (le bien ou le soleil intelligible sont com-
parés au père dans la République, 508 c) ? Que doit être
l'écriture pour menacer ce système analogique en son centre vul-
nérable et secret ? Que doit être l'écriture pour signifier
l'éclipse de ce qui est bien et de ce qui est père ? Ne faut-il
pas cesser de considérer l'écriture comme l'éclipsé qui vient
surprendre et offusquer la gloire du verbe ? Et s'il y a quelque
nécessité d'éclipsé, le rapport de l'ombre et de la lumière, de
l'écriture et de la parole, ne doit-il pas lui-même apparaître
autrement ?
Autrement : le décentrement nécessaire ne peut être un acte
philosophique ou scientifique en tant que tel, puiqu'il s'agit
ici de disloquer, par l'accès à un autre système liant la parole
et l'écriture, les catégories fondatrices de la langue et de la
grammaire de Vepistémè. La tendance naturelle de la théorie
— de ce qui unit la philosophie et la science dans l'epistémè
— poussera plutôt à colmater les brèches qu'à forcer la clô-
ture. Il était normal que la percée fût plus sûre et plus péné-
trante du côté de la littérature et de l'écriture poétique ; nor-
mal aussi qu'elle sollicitât d'abord et fît vaciller, comme
Nietzsche, l'autorité transcendantale et la catégorie maîtresse
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