DE LA GRAMMATOLOGIE
Il faut bien entendre ici cette incompétence de la science
qui est aussi l'incompétence de la philosophie, la clôture de
l'epistémè. Elles n'appellent surtout pas un retour à une forme
pré-scientifique ou infra-philosophique du discours. Bien au
contraire. Cette racine commune, qui n'est pas une racine mais
le dérobement de l'origine et qui n'est pas commune parce
qu'elle ne revient au même qu'avec l'insistance si peu monotone
de la différence, ce mouvement innommable de la différence-
même que nous avons stratégiquement surnommé trace, réserve
ou différance, ne pourrait s'appeler écriture que dans la clô-
ture historique, c'est-à-dire dans les limites de la science et de
la philosophie.
La constitution d'une science ou d'une philosophie de l'écri-
ture est une tâche nécessaire et difficile. Mais parvenue à ces
limites et les répétant sans relâche, une pensée de la trace, de
la différance ou de la réserve, doit aussi pointer au-delà du
champ de l'epistémè. Hors de la référence économique et stra-
tégique au nom que Heidegger se justifie de donner aujour-
d'hui à une transgression analogue mais non identique de tout
philosophème, pensée est ici pour nous un nom parfaitement
neutre, un blanc textuel, l'index nécessairement indéterminé
d'une époque à venir de la différance. D'une certaine manière,
« la pensée » ne veut rien dire. Comme toute ouverture, cet
index appartient, par la face en lui qui se donne à voir,
au dedans d'une époque passée. Cette pensée ne pèse rien.
Elle est, dans le jeu du système, cela même qui jamais
ne pèse rien. Penser, c'est ce que nous savons déjà n'avoir
pas encore commencé à faire : ce qui, mesuré à la taille de
l'écriture, s'entame seulement dans l'epistémè.
Grammatologie, cette pensée se tiendrait encore murée dans
la présence.
écritures égyptiennes EP, pp. 57, 68, 70 ; R. Labat, art. cité,
pp. 77, 78, 82, 83 ; O. Masson, La civilisation égéenne, Les écri-
tures crétoises et mycéniennes, EP, p. 99. E. Laroche, L'Asie
mineure, les Hittites, peuple à double écriture, EP, pp. 105-111,
113. M. Rodinson, Les sémites et l'alphabet, Les écritures sud-ara-
biques et éthiopiennes, EP, pp. 136 à 145. J. Filliozat, Les écri-
tures indiennes. Le monde indien et son système graphique, EP,
p. 148. H. Lévy-Bruhl,' L'écriture et le droit, EP, pp. 325-333. Voir
aussi EP, Confrontations et conclusions, p. 335 sq.
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DEUXIÈME PARTIE
NATURE, CULTURE, ÉCRITURE
J'étais comme si j'avais commis un inceste.
Confessions
introduction
à l' « époque de Rousseau »
« Nous avons un organe qui répond à
l'ouïe, savoir, celui de la voix ; nous n'en
avons pas de même qui réponde à la vue,
et nous ne rendons pas les couleurs comme
les sons. C'est un moyen de plus pour cul-
tiver le premier sens, en exerçant l'organe
actif et l'organe passif l'un par l'autre. »
Emile.
Si l'on se fiait à l'organisation d'une lecture classique, on
dirait peut-être que nous venons de proposer une double grille :
historique et systématique. Feignons de croire à cette opposi-
tion. Faisons-le par commodité car nous espérons que les rai-
sons de notre suspicion sont maintenant assez claires. Or
puisque nous nous apprêtons à traiter de ce que, usant du
même langage et avec autant de méfiance, nous appelons un
« exemple », il nous faut maintenant justifier notre choix.
Pourquoi accorder à 1' « époque de Rousseau » une valeur
« exemplaire » ? Quel est le privilège de Jean-Jacques Rousseau
dans l'histoire du logocentrisme ? Qu'est-ce qui s'indique sous
ce nom propre ? Et qu'en est-il des rapports entre ce nom
propre et les textes auxquels il fut ainsi souscrit ? Ces ques-
tions, nous ne prétendons pas y apporter autre chose qu'un
commencement de réponse ; peut-être seulement un commen-
cement d'élaboration, limité à l'organisation préliminaire de la
question Ce travail se présentera progressivement. Nous ne
pouvons donc le justifier par anticipation et préface. Essayons
néanmoins une ouverture.
Si l'histoire de la métaphysique est l'histoire d'une détermi-
nation de l'être comme présence, si son aventure se confond
avec celle du logocentrisme, si elle se produit tout entière comme
réduction de la trace, l'œuvre de Rousseau nous semble occuper,
145
DE LA GRAMMATOLOGIE
entre le Phèdre de Platon et l'Encyclopédie de Hegel, une situa-
tion singulière. Que signifient ces trois points de repère ?
Entre l'ouverture et l'accomplissement philosophique du pho-
nologisme (ou logocentrisme), le motif de la présence s'est
articulé d'une manière décisive. Il a subi une modification inté-
rieure dont l'index le plus voyant serait le moment de la cer-
titude dans le cogito cartésien. L'identité de la présence offerte
à la maîtrise de la répétition s'était auparavant constituée sous
la forme « objective » de l'idéalité de l'eidos ou de la substan-
tialité de l'ousia. Cette objectivité prend désormais la forme
de la représentation, de l'idée comme modification d'une sub-
stance présente à soi, consciente et certaine de soi dans l'ins-
tant de son rapport à soi. A l'intérieur de sa forme la plus
générale, la maîtrise de la présence acquiert une sorte d'assu-
rance infinie. Le pouvoir de répétition que l'eidos et l'ousia
rendaient disponible semble acquérir une indépendance absolue.
L'idéalité et la substantialité se rapportent à elles-mêmes, dans
l'élément de la res cogitans, par un mouvement de pure auto-
affection. La conscience est expérience de pure auto-affection.
Elle se dit infaillible et si des axiomes de la lumière naturelle
lui donnent cette certitude, surmontent la provocation du Malin
Génie et prouvent l'existence de Dieu, c'est qu'ils constituent
l'élément même de la pensée et de la présence à soi. Celle-ci
n'est pas dérangée par l'origine divine de ces axiomes. L'alté-
rité infinie de la substance divine ne s'interpose pas comme
un élément de médiation ou d'opacité dans la transparence
du rapport à soi et la pureté de l'auto-affection. Dieu est le
nom et l'élément de ce qui rend possible un savoir de soi
absolument pur et absolument présent à soi. L'entendement
infini de Dieu est l'autre nom du logos comme présence à
soi, de Descartes à Hegel et malgré toutes les différences qui
séparent les différents lieux et moments dans la structure de
cette époque. Or le logos ne peut être infini et présent à soi,
il ne peut se produire comme auto-affection, qu'à travers la
voix : ordre de signifiant par lequel le sujet sort de soi en
soi, n'emprunte pas hors de lui le signifiant qu'il émet et qui
l'affecte en même temps. Telle est du moins l'expérience —
ou conscience — de la voix : du s'entendre-parler. Elle se vit
et se dit comme exclusion de l'écriture, à savoir de l'appel à un
signifiant « extérieur », « sensible », « spatial » interrompant la
présence à soi.
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