DE LA GRAMMATOLOGIE
historique d'un texte n'est jamais droite ligne. Ni causalité de
contagion. Ni simple accumulation de couches. Ni pure juxta-
position de pièces empruntées. Et si un texte se donne toujours
une certaine représentation de ses propres racines, celles-ci
ne vivent que de cette représentation, c'est-à-dire de ne jamais
toucher le sol. Ce qui détruit sans doute leur essence radicale,
mais non la nécessité de leur fonction enracinante. Dire qu'on ne
fait jamais qu'entrelacer les racines à l'infini, les pliant à s'enra-
ciner dans des racines, à repasser par les mêmes points, à
redoubler d'anciennes adhérences, à circuler entre leurs diffé-
rences, à s'enrouler sur elles-mêmes ou à s'envelopper récipro-
quement, dire qu'un texte n'est jamais qu'un système de
racines, c'est sans doute contredire à la fois le concept du
système et le schème de la racine. Mais pour n'être pas une
pure apparence, cette contradiction ne prend sens de contra-
diction et ne reçoit son « illogisme » que d'être pensée dans une
configuration finie — l'histoire de la métaphysique — prise
à l'intérieur d'un système de racines qui ne s'y termine pas et
qui n'a pas encore de nom.
Or la conscience de soi du texte, le discours circonscrit où
s'articule la représentation généalogique (par exemple ce que
Lévi-Strauss constitue d'un certain « XVIII
e
siècle » en s'en
réclamant), sans se confondre avec la généalogie même, joue,
précisément par cet écart, un rôle organisateur dans la structure
du texte. Si même on avait le droit de parler d'illusion rétros-
pective, celle-ci ne serait pas un accident ou un déchet théo-
rique ; on devrait rendre compte de sa nécessité et de ses
effets positifs. Un texte a toujours plusieurs âges, la lecture doit
en prendre son parti. Et cette représentation généalogique de
soi est déjà elle-même représentation d'une représentation de
soi : ce que le « XVIII
e
siècle français » par exemple et si
quelque chose de tel existe, construisait déjà comme sa propre
provenance et sa propre présence.
Le jeu de ces appartenances, si manifeste dans les textes de
l'anthropologie et des « sciences humaines », se produit-il tout
entier à l'intérieur d'une « histoire de la métaphysique » ?
En force-t-il quelque part la clôture ? Tel est peut-être l'horizon
le plus large des questions qui seront ici appuyées à quelques
exemples. Auxquels on peut donner des noms propres : les
tenants du discours, Condillac, Rousseau, Lévi-Strauss ; ou des
noms communs : les concepts d'analyse, de genèse, d'origine,
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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU
de nature, de culture, de signe, de parole, d'écriture, etc. ; enfin
le nom commun de nom propre.
Le phonologisme, c'est sans doute, à l'intérieur de la linguis-
tique comme de la métaphysique, l'exclusion ou l'abaissement
de l'écriture. Mais c'est aussi l'autorité accordée à une science
qu'on veut considérer comme le modèle de toutes les sciences
dites humaines. En ces deux sens le structuralisme de Lévi-
Strauss est un phonologisme. Ce que nous avons déjà approché,
quant aux « modèles » de la linguistique et de la phonologie,
nous interdit donc de contourner une anthropologie structurale
sur laquelle la science phonologique exerce une fascination aussi
déclarée : par exemple dans Langage et parenté
1
qu'il faudrait
interroger ligne à ligne.
« La naissance de la phonologie a bouleversé cette situa-
tion. Elle n'a pas seulement renouvelé les perspectives lin-
guistiques ; une transformation de cette ampleur n'est pas
limitée à une discipline particulière. La phonologie ne peut
manquer de jouer, vis-à-vis des sciences sociales, le même rôle
rénovateur que la physique nucléaire, par exemple, a joué
pour l'ensemble des sciences exactes. » (p. 39).
Si nous voulions élaborer ici la question du modèle, il fau-
drait relever tous les « comme » et les « de même » qui ponc-
tuent la démonstration, réglant et autorisant l'analogie entre le
phonologique et le sociologique, entre les phonèmes et les
termes de parenté. « Analogie frappante », nous est-il dit, mais
dont le fonctionnement des « comme » nous montre assez
vite qu'il s'agit là d'une très sûre mais très pauvre généralité de
lois structurales, dominant sans doute les systèmes considérés,
mais aussi bien d'autres, et sans privilège : phonologie exem-
plaire comme l'exemple dans la série et non comme le modèle
régulateur. Mais sur ce terrain, les questions ont été posées, les
objections articulées, et comme le phonologisme épistémolo-
gique érigeant une science en patron suppose le phonologisme
linguistique et métaphysique élevant la voix au-dessus de l'écri-
ture, c'est ce dernier que nous tenterons d'abord de reconnaître.
Car Lévi-Strauss a écrit de l'écriture. Peu de pages sans
1. In Anthropologie structurale. Cf. aussi Introduction à l'œuvre
de Mauss, p. XXXV.
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DE LA GRAMMATOLOGIE
doute
2
mais à bien à des égards remarquables : très belles et
faites pour étonner, énonçant dans la forme du paradoxe et de
la modernité l'anathème que l'Occident obstinément a ressassé,
l'exclusion par laquelle il s'est constitué et reconnu, depuis le
Phèdre jusqu'au Cours de linguistique générale.
Autre raison de relire Lévi-Strauss : si, nous l'avons déjà
éprouvé, on ne peut penser l'écriture sans cesser de se fier,
comme à une évidence allant de soi, à tout le système des diffé-
rences entre la physis et son autre (la série de ses « autres » :
l'art, la technique, la loi, l'institution, la société, l'immotivation,
l'arbitraire, etc.) et à toute la conceptualité qui s'y ordonne, on
doit suivre avec la plus grande attention la démarche inquiète
d'un savant qui tantôt, à telle étape de sa réflexion, fait fond sur
cette différence, et tantôt nous conduit à son point d'efface-
ment : « L'opposition entre nature et culture, sur laquelle nous
avons jadis insisté, nous semble aujourd'hui offrir une valeur
surtout méthodologique
3
. » Sans doute Lévi-Strauss n'est-il
jamais allé que d'un point d'effacement à un autre. Déjà Les
structures élémentaires de la parenté (1949), commandées par
le problème de la prohibition de l'inceste, n'accréditaient la
différence qu'autour d'une couture. L'une et l'autre n'en deve-
naient que plus énigmatiques. Et il serait risqué de décider si
la couture — la prohibition de l'inceste — est une étrange
exception qu'on viendrait à rencontrer dans le système trans-
parent de la différence, un « fait », comme dit Lévi-Strauss,
avec lequel « nous nous trouvons alors confrontés » (p. 9) ;
ou au contraire, l'origine de la différence entre nature et culture,
la condition, hors système, du système de la différence. La condi-
tion ne serait un « scandale » que si on voulait la comprendre
dans le système dont elle est précisément la condition.
« Posons donc que tout ce qui est universel, chez l'homme,
relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la spon-
2. Ce sont d'abord les Tristes tropiques, tout au long de cette
« Leçon d'écriture » (ch. XVIII) dont on retrouve la substance
théorique dans le second des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss
(G. Charbonnier) (Primitifs et civilisés). C'est aussi l'Anthropologie
structurale (Problèmes de méthode et d'enseignement, notamment
dans le chapitre disant le « critère de l'authenticité », p. 400).
Enfin, de manière moins directe, dans La pensée sauvage, sous
un titre séduisant, Le temps retrouvé.
3. La pensée sauvage, p. 327, cf. aussi p. 169.
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