De la grammatologie



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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU

tanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à

la culture et présente les attributs du relatif et du particulier.

Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt

un ensemble de faits, qui n'est pas loin, à la lumière des

définitions précédentes, d'apparaître comme un scandale :

... car la prohibition de l'inceste présente sans la moindre

équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où

nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux

ordres exclusifs : elle constitue une règle, mais une règle qui,

seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps

un caractère d'universalité » (p. 9).

Mais le « scandale » n'était apparu qu'à un certain moment

de l'analyse : quand, renonçant à une « analyse réelle » qui

ne nous livrera jamais de différence entre nature et culture, on

passait à une « analyse idéale » permettant de définir le « double

criterium de la norme et de l'universalité ». C'est donc à partir

de la confiance faite à la différence entre les deux analyses que

le scandale prenait sens de scandale. Que signifiait cette

confiance ? Elle s'apparaissait à elle-même comme le droit pour

le savant d'utiliser des « instruments de méthode » dont la

« valeur logique » est anticipée, en état de précipitation au

regard de 1' « objet », de la « vérité », etc., de ce en vue de

quoi la science est en travail. Ce sont les premiers mots — ou

presque — des Structures :

« ... on commence à comprendre que la distinction entre

état de nature et état de société (nous dirions plus volon-

tiers aujourd'hui : état de nature et état de culture), à

défaut d'une signification historique acceptable, présente une

valeur qui justifie pleinement son utilisation, par la sociologie

moderne, comme un instrument de méthode » (p. 1).

On le voit : quant à la « valeur surtout méthodologique » des

concepts de nature et de culture, il n'y a ni évolution ni sur-

tout repentir des Structures à La pensée sauvage. Il n'y en a sans

doute pas davantage quant à ce concept d'instrument de

méthode : dans les Structures, il annonce très précisément ce

qui, plus de dix ans après, nous sera dit du « bricolage », des

outils comme « moyens du bord », « conservés en vertu du prin-

cipe que « ça peut toujours servir ». « Comme le bricolage sur

le plan technique, la réflexion mythique peut atteindre, sur le

plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. Récipro-

quement, on a souvent noté le caractère mythopoétique du

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bricolage » (p. 26 sq.). Il resterait, bien sûr, à se demander

si l'ethnologue se pense comme « ingénieur » ou comme « bri-

coleur ». Le cru et le cuit se présente comme « le mythe de

la mythologie » (Préface, p. 20).

Néanmoins, l'effacement de la frontière entre nature et

culture n'est pas produit, des Structures à La pensée sauvage,

par le même geste. Dans le premier cas, il s'agit plutôt de

respecter l'originalité d'une suture scandaleuse. Dans le deuxième

cas, d'une réduction, si soucieuse soit-elle de ne pas « dissoudre »

la spécificité de ce qu'elle analyse :

« ... ce ne serait pas assez d'avoir résorbé des humanités

particulières dans une humanité générale ; cette première

entreprise en amorce d'autres que Rousseau [dont Lévi-

Strauss vient de louer la « clairvoyance habituelle »] n'aurait

pas aussi volontiers admises et qui incombent aux sciences

exactes et naturelles : réintégrer la culture dans la nature,

et finalement, la vie dans l'ensemble de ses conditions physico-

chimiques » (p. 327).

Conservant et annulant à la fois des oppositions conceptuelles

héritées, cette pensée se tient donc, comme celle de Saussure,

aux limites : tantôt à l'intérieur d'une conceptualité non cri-

tiquée, tantôt pesant sur les clôtures et travaillant à la décons-

truction.

Enfin, et cette dernière citation nous y conduit nécessaire-

ment, pourquoi Lévi-Strauss et Rousseau ? Cette conjonction

devra se justifier progressivement et de l'intérieur. Mais on

sait déjà que Lévi-Strauss ne se sent pas seulement accordé à

Jean-Jacques, son héritier par le cœur et ce qu'on pourrait

appeler l'affect théorique, Il se présente aussi souvent comme

le disciple moderne de Rousseau, il le lit comme l'instituteur

et non seulement comme le prophète de l'ethnologie moderne.

On pourrait citer cent textes à la gloire de Rousseau. Rappelons

néanmoins, à la fin du Totémisme aujourd'hui, ce chapitre sur

« Le totémisme du dedans » : « ferveur militante » « envers

l'ethnographie », « clairvoyance étonnante » de Rousseau qui,

« mieux avisé que Bergson » et « avant même la découverte

du totémisme » a « pénétré dans ce qui ouvre la possibilité

du totémisme en général » (p. 147), à savoir :

1. La pitié, cette affection fondamentale, aussi primitive que

l'amour de soi, et qui nous unit naturellement à autrui : à

l'homme, certes, mais aussi à tout être vivant.

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2. L'essence originairement métaphorique, parce que passion-

nelle, dit Rousseau, de notre langage. Ce qui autorise ici l'inter-

prétation de Lévi-Strauss, c'est cet Essai sur l'origine des langues

dont nous tenterons plus tard une lecture patiente : « Comme

les premiers motifs qui firent parler l'homme furent des pas-

sions [et non des besoins], ses premières expressions furent

des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître. » C'est

encore dans le Totémisme du dedans que le deuxième Discours

est défini « le premier traité d'anthropologie générale que

compte la littérature française. En termes presque modernes,

Rousseau y pose le problème central de l'anthropologie qui est

celui du passage de la nature à la culture » (p. 142). Mais voici

l'hommage le plus systématique : « Rousseau ne s'est pas

borné à prévoir l'ethnologie : il l'a fondée. D'abord de façon

pratique, en écrivant ce Discours sur l'origine et les fondements



de l'inégalité parmi les hommes qui pose le problème des rap-

ports entre la nature et la culture, et où l'on peut voir le premier

traité d'ethnologie générale ; et ensuite sur le plan théorique, en

distinguant avec une clarté et une concision admirables, l'objet

propre de l'ethnologue de celui du moraliste et de l'historien :

« Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de

soi ; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa

vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour

découvrir les propriétés » (Essai sur l'origine des langues,

ch. VIII)

 4

.

Il y a donc là un rousseauisme déclaré et militant. Il nous



impose déjà une question très générale qui orientera plus ou

moins directement toutes nos lectures : dans quelle mesure

l'appartenance de Rousseau à la métaphysique logocentrique et

à la philosophie de la présence — appartenance que nous

avons déjà pu reconnaître et dont nous aurons à dessiner la

figure exemplaire — assigne-t-elle des limites à un discours

scientifique ? Retient-elle nécessairement dans sa clôture la dis-

cipline et la fidélité rousseauistes d'un ethnologue et d'un

théoricien de l'ethnologie moderne ?

Si cette question ne suffisait pas à enchaîner le développe-

4. « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l'homme »

p. 240. Il s'agit d'une conférence recueillie dans le volume Jean-



Jacques Rousseau — La Baconnière — 1962. On reconnaît ici

un thème cher à Merleau-Ponty : le travail ethnologique réalise

la variation imaginaire à la recherche de l'invariant essentiel.

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