DE LA GRAMMATOLOGIE
ment qui va suivre à notre propos initial, on devrait peut-être
revenir :
1. à telle digression sur la violence qui ne survient pas
du dehors, pour le surprendre, à un langage innocent, subis-
sant l'agression de l'écriture comme l'accident de son mal, de
sa défaite et de sa déchéance ; mais violence originaire d'un
langage qui est toujours déjà une écriture. A aucun moment,
on ne contestera donc Rousseau et Lévi-Strauss lorsqu'ils lient
le pouvoir de l'écriture à l'exercice de la violence. Mais en radi-
calisant ce thème, en cessant de considérer cette violence comme
dérivée au regard d'une parole naturellement innocente, on fait
virer tout le sens d'une proposition —- l'unité de la violence
et de l'écriture — qu'il faut donc se garder d'abstraire et
d'isoler.
2. à telle autre ellipse sur la métaphysique ou l'onto-théo-
logie du logos (par excellence dans son moment hegelien)
comme effort impuissant et onirique pour maîtriser l'absence
en réduisant la métaphore dans la parousie absolue du sens.
Ellipse sur l'écriture originaire dans le langage comme irréduc-
tibilité de la métaphore, qu'il faut penser ici dans sa possibilité
et en-deçà de sa répétition rhétorique. Absence irrémédiable du
nom propre. Rousseau croyait sans doute à un langage s'initiant
dans la figure, mais il n'en croyait pas moins, nous le verrons
assez, à un progrès vers le sens propre. « Le langage figuré fut
le premier à naître », dit-il, mais c'est pour ajouter : « le
sens propre fut trouvé le dernier » (Essai
5
). C'est à cette escha-
5. L'idée du langage originairement figuré était assez répandue à
cette époque : on la rencontre en particulier chez Warburton et
chez Condillac dont l'influence sur Rousseau est ici massive. Chez
Vico : B. Gagnebin et M. Raymond se sont demandé, à propos de
l'Essai sur l'origine des langues, si Rousseau n'avait pas lu la
Science nouvelle lorsqu'il était secrétaire de Montaigu à Venise.
Mais si Rousseau et Vico affirment tous deux la nature métapho-
rique des langues primitives, seul Vico leur attribue cette origine
divine, thème de désaccord aussi entre Condillac et Rousseau. Puis
Vico est alors un des rares, sinon le seul, à croire à la contempo-
ranéité d'origine entre l'écriture et la parole : « Les philosophes ont
cru bien à tort que les langues sont nées d'abord et plus tard l'écri-
ture ; bien au contraire, elles naquirent jumelles et cheminèrent
parallèlement. » (Scienza Nuova 3, I.) Cassirer n'hésite pas à
affirmer que Rousseau a « repris » dans l'Essai les théories de
Vico sur le langage. (Philosophie der symbolischen Formen. I, I, 4).
156
LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU
tologie du propre (prope, proprius, proximité à soi, présence à
soi, propriété, propreté) que nous posons la question du
La guerre des noms propres.
Mais comment distinguer par écrit un
homme qu'on nomme d'un homme qu'on
appelle ? C'est là vraiment une équivoque
qu'eût levée le point vocatif.
Essai sur l'origine des langues.
Remontée, maintenant, des Tristes tropiques à VEssai sur
l'origine des langues, de la Leçon d'écriture donnée à la leçon
d'écriture refusée par celui qui avait « honte de s'amuser » aux
« niaiseries » de l'écriture dans un traité de l'éducation. Notre
question sera peut-être mieux délimitée : disent-ils la même
chose ? Font-ils la même chose ?
Dans ces Tristes tropiques qui sont à la fois des Confessions
et une sorte de supplément au Supplément au voyage de Bou-
gainville, la « Leçon d'écriture » marque un épisode de ce
qu'on pourrait appeler la guerre ethnologique, l'affrontement
essentiel qui ouvre la communication entre les peuples et les
cultures, même lorsque cette communication ne se pratique pas
sous le signe de l'oppression coloniale ou missionnaire. Toute
la « Leçon d'écriture » est récitée dans le registre de la violence
contenue ou différée, violence sourde parfois, mais toujours
oppressante et lourde. Et qui pèse en divers lieux et divers
moments de la relation : dans le récit de Lévi-Strauss comme
dans le rapport entre des individus et des groupes, entre des
cultures ou à l'intérieur d'une même communauté. Que peut
signifier le rapport à l'écriture dans ces diverses instances de la
violence ?
Pénétration chez les Nambikwara. Affection de l'ethnologue
pour ceux à qui il a consacré, on le sait, une de ses thèses,
La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara (1948).
Pénétration, donc, dans « le monde perdu » des Nambikwara,
« petite bande d'indigènes nomades qui sont parmi les plus
primitifs qu'on puisse rencontrer dans le monde » sur « un
territoire grand comme la France », traversé par une picada
157
DE LA GRAMMATOLOGIE
(piste grossière dont le « tracé » est presque « indiscernable
de la brousse » : il faudrait méditer d'ensemble la possibilité
de la route et de la différence comme écriture, l'histoire de
l'écriture et l'histoire de la route, de la rupture, de la via rupta,
de la voie rompue, frayée, fracta, de l'espace de réversibilité et
de répétition tracé par l'ouverture, l'écart et l'espacement violent
de la nature, de la forêt naturelle, sauvage, salvage. La silva
est sauvage, la via rupta s'écrit, se discerne, s'inscrit violemment
comme différence, comme forme imposée dans la hylè, dans
la forêt, dans le bois comme matière ; il est difficile d'imaginer
que l'accès à la possibilité des tracés routiers ne soit pas en
même temps accès à l'écriture). Le terrain des Nambikwara est
traversé par la ligne d'une picada autochtone. Mais aussi par une
autre ligne, ligne cette fois importée :
Fil d'une ligne téléphonique abandonnée, « devenu inutile
aussitôt que posé » et qui « se détend sur des poteaux qu'on
ne remplace pas quand ils tombent en pourriture, victimes
des termites ou des Indiens qui prennent le bourdonnement
caractéristique d'une ligne télégraphique pour celui d'une
ruche d'abeilles sauvages en travail ».
Les Nambikwara dont le harcèlement et la cruauté — pré-
sumée ou non — sont très redoutés par le personnel de la
ligne « ramènent l'observateur à ce qu'il prendrait volontiers —
mais à tort — pour une enfance de l'humanité ». Lévi-Strauss
décrit le type biologique et culturel de cette population dont
les techniques, l'économie, les institutions et les structures de
parenté, si primaires soient-elles, leur font bien entendu une
place de droit dans le genre humain, dans la société dite
humaine et 1'« état de culture ». Ils parlent et prohibent l'inceste.
« Tous étaient parents entre eux, les Nambikwara épousant de
préférence une nièce de l'espèce dite croisée par les ethno-
logues ; fille de la sœur du père ou du frère de la mère ».
Autre raison pour ne pas se laisser prendre à l'apparence et
pour ne pas croire qu'on assiste ici à une « enfance de l'huma-
nité » : la structure de la langue. Et surtout son usage. Les
Nambikwara utilisent plusieurs dialectes, plusieurs systèmes
selon les situations. Et c'est ici qu'intervient un phénomène
qu'on peut grossièrement appeler « linguistique » et qui devra
nous intéresser au premier chef. Il s'agit d'un fait que nous
n'aurons pas les moyens d'interpréter au-delà de ses conditions
de possibilité générales, de son a priori ; dont les causes fac-
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