LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU
tuelles et empiriques — telles qu'elles œuvrent dans cette situa-
tion déterminée — nous échapperont et ne font d'ailleurs l'objet
d'aucune question de la part de Lévi-Strauss qui se contente ici
de constater. Ce fait intéresse ce que nous avons avancé de l'es-
sence ou de l'énergie du
comme effacement originaire
du nom propre. Il y a écriture dès que le nom propre est raturé
dans un système, il y a « sujet » dès que cette oblitération du
propre se produit, c'est-à-dire dès l'apparaître du propre et dès
le premier matin du langage. Cette proposition est d'es-
sence universelle et on peut la produire a priori. Comment
passe-t-on ensuite de cet a priori à la détermination des faits
empiriques, c'est là une question à laquelle on ne peut ici
répondre en général. D'abord parce que, par définition, il n'y a
pas de réponse générale à une question de cette forme.
C'est donc à la rencontre d'un tel fait que nous venons
ici. Il ne s'y agit pas de l'effacement structurel de ce que
nous croyons être nos noms propres ; il ne s'y agit pas de
l'oblitération qui, paradoxalement, constitue la lisibilité origi-
naire de cela même qu'elle rature, mais d'un interdit pesant
en surimpression, dans certaines sociétés, sur l'usage du nom
propre : « L'emploi du nom propre est chez eux interdit »,
note Lévi-Strauss.
Avant de nous en approcher, remarquons que cette prohibi-
tion est nécessairement dérivée au regard de la rature consti-
tuante du nom propre dans ce que nous avons appelé l'archi-
écriture, c'est-à-dire dans le jeu de la différence. C'est parce
que les noms propres ne sont déjà plus des noms propres, parce
que leur production est leur oblitération, parce que la rature
et l'imposition de la lettre sont originaires, parce qu'elles ne
surviennent pas à une inscription propre ; c'est parce que le
nom propre n'a jamais été, comme appellation unique réservée
à la présence d'un être unique, que le mythe d'origine d'une lisi-
bilité transparente et présente sous l'oblitération ; c'est parce que
le nom propre n'a jamais été possible que par son fonctionne-
ment dans une classification et donc dans un système de diffé-
rences, dans une écriture retenant les traces de différence, que
l'interdit a été possible, a pu jouer, et éventuellement être trans-
gressé, comme nous allons le voir. Transgressé, c'est-à-dire
restitué à l'oblitération et à la non-propriété d'origine.
Cela est d'ailleurs strictement accordé à une intention de
Lévi-Strauss. Dans « Universalisation et particularisation » (La
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DE LA GRAMMATOLOGIE
pensée sauvage ch.
VI), il sera démontré qu' «
on ne nomme
jamais, on classe l'autre... ou on se classe soi-même
6
. » Démons-
6. « Nous sommes donc en présence de deux types extrêmes de
noms propres, entre lesquels existent toute une série d'intermé-
diaires. Dans un cas, le nom est une marque d'identification, qui
confirme, par application d'une règle, l'appartenance de l'individu
qu'on nomme à une classe préordonnée (un groupe social dans un
système de groupes, un statut natal dans un système de statuts) ;
dans l'autre cas, le nom est une libre création de l'individu qui
nomme et qui exprime, au moyen de celui qu'il nomme, un état
transitoire de sa propre subjectivité. Mais peut-on dire que, dans
l'un ou l'autre cas, on nomme véritablement ? Le choix, semble-t-il,
n'est qu'entre identifier l'autre en l'assignant à une classe, ou, sous
couvert de lui donner un nom, de s'identifier soi-même à travers
lui. On ne nomme donc jamais : on classe l'autre, si le nom qu'on
lui donne est fonction des caractères qu'il a, ou on se classe soi-
même si, se croyant dispensé de suivre une règle, on nomme l'autre
« librement » : c'est-à-dire en fonction des caractères qu'on a.
Et le plus souvent, on fait les deux choses à la fois » (p. 240).
Cf. aussi « L'individu comme espèce » et « Le temps retrouvé »
(ch. 7 et 8) : « Dans chaque système, par conséquent, les noms
propres représentent des quanta de signification au-dessous des-
quels on ne fait plus rien que montrer. Nous atteignons ainsi à la
racine l'erreur parallèle commise par Peirce et par Russel, le pre-
mier en définissant le nom propre comme un « index », le second
en croyant découvrir le modèle logique du nom propre dans le
pronom démonstratif. C'est admettre, en effet, que l'acte de
nommer se situe dans un continu où s'accomplirait insensiblement
le passage de l'acte de signifier à celui de montrer. Au contraire,
nous espérons avoir établi que ce passage est discontinu, bien que
chaque culture en fixe autrement les seuils. Les sciences naturelles
situent leur seuil au niveau de l'espèce, de la variété, ou de la sous-
variété, selon les cas. Ce seront donc des termes de généralité diffé-
rente qu'elles percevront chaque fois comme noms propres »
(pp. 285-286).
Il faudrait peut-être, en radicalisant cette intention, se demander
s'il est légitime de se référer encore à la propriété pré-nomi-
nale du « montrer » pur, si l'indication pure, comme degré
zéro du langage comme « certitude sensible » n'est pas un mythe
toujours déjà effacé par le jeu de la différence. Peut-être faudrait-il
dire de l'indication « propre » ce que Lévi-Strauss dit encore ailleurs
des noms propres : « Vers le bas, le système ne connaît pas non
plus de limite externe, puisqu'il réussit à traiter la diversité qualita-
tive des espèces naturelles comme la matière symbolique d'un ordre,
et que sa marche vers le concret, le spécial, et l'individuel, n'est
même pas arrêtée par l'obstacle des appellations personnelles : il
n'est pas jusqu'aux noms propres qui ne puissent servir de termes
à une classification » (p. 288) (cf. aussi p. 242).
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