DE LA GRAMMATOLOGIE
si nous ne devions nous méfier ici de ce mot
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), que dési-
gnation d'appartenance et classification linguistico-sociale. La
levée de l'interdit, le grand jeu de la dénonciation et la grande
exhibition du « propre » (il s'agit ici, notons-le, d'un acte de
guerre et il y aurait beaucoup à dire sur le fait que ce sont
des fillettes qui se livrent à ce jeu et à ces hostilités) consistent
non pas à révéler des noms propres, mais à déchirer le voile
cachant une classification et une appartenance, l'inscription dans
un système de différences linguistico-sociales.
Ce que les Nambikwara cachaient, ce que les petites filles
exposent dans la transgression, ce ne sont plus des idiomes
absolus, ce sont déjà des sortes de noms communs investis, des
« abstraits », s'il est vrai, comme on pourra lire dans La pensée
sauvage (p. 242), que les « systèmes d'appellations comportent
aussi leurs « abstraits » ».
Le concept de nom propre, tel que Lévi-Strauss l'utilise
sans le problématiser dans Tristes tropiques, est donc loin
d'être simple et maniable. Il en va de même, par conséquent,
des concepts de violence, de ruse, de perfidie ou d'oppression
qui ponctueront un peu plus loin la « Leçon d'écriture ».
On a déjà pu constater que la violence, ici, ne survient pas
d'un seul coup, à partir d'une innocence originelle dont la nudité
serait surprise, au moment où le secret des noms soi-disant
propres est violé. La structure de la violence est complexe et
sa possibilité — l'écriture — ne l'est pas moins.
Il y avait en effet une première violence à nommer. Nommer,
donner les noms qu'il sera éventuellement interdit de prononcer,
telle est la violence originaire du langage qui consiste à ins-
crire dans une différence, à classer, à suspendre le vocatif absolu.
Penser l'unique dans le système, l'y inscrire, tel est le geste
de l'archi-écriture : archi-violence, perte du propre, de la proxi-
mité absolue, de la présence à soi, perte en vérité de ce qui
8. De ce mot et de ce concept qui, nous l'avions suggéré en
commençant, n'a de sens que dans la clôture logocentrique et la
métaphysique de la présence. Quand il n'implique pas la possibi-
lité d'une adéquation intuitive ou judicative, il continue néan-
moins à privilégier, dans l'aletheia, l'instance d'une vision comblée,
assouvie par la présence. C'est la même raison qui empêche la
pensée de l'écriture de se contenir simplement à l'intérieur d'une
science, voire d'un cercle épistémologique. Elle ne peut en avoir
ni l'ambition ni la modestie.
164
LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU
é
n'a jamais eu lieu, d'une présence à soi qui n'a jamais été
donnée mais rêvée et toujours déjà dédoublée, répétée, inca-
pable de s'apparaître autrement que dans sa propre disparition.
A partir de cette archi-violence, interdite et donc confirmée
par une deuxième violence réparatrice, protectrice, instituant la
« morale », prescrivant de cacher l'écriture, d'effacer et d'obli-
térer le soi-disant nom propre qui déjà divisait le propre, une
troisième violence peut éventuellement surgir ou ne pas surgir
(possibilité empirique) dans ce qu'on appelle couramment le
mal, la guerre, l'indiscrétion, le viol : qui consistent à révéler
par effraction le nom soi-disant propre, c'est-à-dire la violence
originaire qui a sevré le propre de sa propriété et de sa propreté.
Troisième violence de réflexion, pourrions-nous dire, qui dénude
la non-identité native, la classification comme dénaturation du
propre, et l'identité comme moment abstrait du concept. C'est
à ce niveau tertiaire, celui de la conscience empirique, que
devrait sans doute se situer le concept commun de violence
(le système de la loi morale et de la transgression) dont la
possibilité reste encore impensée. C'est à ce niveau qu'est écrite
la scène des noms propres ; et plus tard la leçon d'écriture.
Cette dernière violence est d'autant plus complexe dans sa
structure qu'elle renvoie à la fois aux deux couches inférieures
de l'archi-violence et de la loi. Elle révèle en effet la première
nomination qui était déjà une expropriation, mais elle dénude
aussi ce qui dès lors faisait fonction de propre, le soi-disant
propre, substitut du propre différé, perçu par la conscience
sociale et morale comme le propre, le sceau rassurant de l'iden-
tité à soi, le secret.
Violence empirique, guerre au sens courant (ruse et perfidie
des petits filles, ruse et perfidie apparentes des petits filles,
car l'ethnologue les innocentera en se livrant comme le vrai et
seul coupable ; ruse et perfidie du chef indien jouant la comédie
de l'écriture, ruse et perfidie apparentes du chef indien emprun-
tant toutes ses ressources à l'intrus occidental) que Lévi-Strauss
pense toujours comme un accident. Elle surviendrait sur un
terrain d'innocence, dans un « état de culture » dont la bonté
naturelle ne se serait pas encore dégradée
9
.
9. Situation difficile à décrire en termes rousseauistes, l'absence
prétendue de l'écriture compliquant encore les choses : l'Essai sur
l'origine des langues appellerait peut-être « sauvagerie » l'état de
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DE LA GRAMMATOLOGIE
Cette hypothèse que vérifiera la « Leçon d'écriture » est
soutenue par deux indices, d'apparence anecdotique, qui appar-
tiennent au décor de la représentation à venir. Ils annoncent
la grande mise en scène de la Leçon et font briller l'art de la
composition dans ce récit de voyage. Selon la tradition du
XVIII
e
siècle, l'anecdote, la page de confessions, le fragment
de journal sont savamment mis en place, calculés en vue d'une
démonstration philosophique sur les rapports entre nature et
société, société idéale et société réelle, c'est-à-dire le plus souvent
entre l'autre société et notre société.
Quel est le premier indice ? La guerre des noms propres
suit l'arrivée de l'étranger et l'on ne s'en étonnera pas. Elle
naît en présence et même de la présence de l'ethnographe qui
vient déranger l'ordre et la paix naturelle, la complicité qui
lie pacifiquement la bonne société à soi-même dans son jeu.
Non seulement les gens de la ligne ont imposé aux indigènes
des sobriquets ridicules, les obligeant à les assumer du dedans
(lièvre, sucre, Cavaignac) mais c'est l'irruption ethnographique
qui rompt le secret des noms propres et l'innocente complicité
réglant le jeu des petites filles. C'est l'ethnologue qui viole un
espace virginal si sûrement connoté par la scène d'un jeu et
d'un jeu de petites filles. La simple présence de l'étranger, la
seule ouverture de son œil ne peut pas ne pas provoquer
un viol : l'a parte, le secret murmuré à l'oreille, les déplace-
ments successifs du « manège », l'accélération, la précipita-
tion, une certaine jubilation croissante dans le mouvement avant
la retombée qui suit la faute consommée, lorsque la « source »
est « tarie », tout cela fait penser à une danse, à une fête autant
qu'à une guerre.
Donc la simple présence du voyeur est un viol. Viol pur
d'abord : un étranger silencieux assiste, immobile, à un jeu
de petites filles. Que l'une d'elles ait « frappé » une « cama-
rade », ce n'est pas encore une vraie violence. Aucune intégrité
n'a été entamée. La violence n'apparaît qu'au moment où l'on
peut ouvrir à l'effraction l'intimité des noms propres. Et on
société et d'écriture décrit par Lévi-Strauss : « Ces trois manières
d'écrire répondent assez exactement aux trois divers états sous les-
quels on peut considérer les hommes rassemblés en nation. La pein-
ture des objets convient aux peuples sauvages ; les signes des mots
et des propositions, aux peuples barbares ; et l'alphabet aux peuples
policés. »
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