LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU
ne le peut qu'au moment où l'espace est travaillé, réorienté
par le regard de l'étranger. L'œil de l'autre appelle les noms
propres, les épelle, fait tomber l'interdiction qui les habillait.
L'ethnographe se contente d'abord de voir. Regard appuyé
et présence muette. Puis les choses se • compliquent, elles
deviennent plus tortueuses, plus labyrinthiques, quand il se
prête au jeu de la rupture de jeu, quand il prête l'oreille et
entame une première complicité avec la victime qui est aussi
la tricheuse. Enfin, car ce qui compte, ce sont les noms des
adultes (on pourrait dire les éponymes et le secret n'est violé
qu'au lieu où s'attribuent les noms), l'ultime dénonciation ne
peut plus se passer de l'intervention active de l'étranger. Qui
d'ailleurs la revendique et s'en accuse. Il a vu, puis il a entendu,
mais passif devant ce que pourtant il savait déjà provoquer, il
attendait encore les maîtres-noms. Le viol n'était pas consommé,
le fond nu du propre se réservait encore. Comme on ne peut
ou plutôt ne doit pas incriminer les petites filles innocentes, le
viol sera accompli par l'intrusion dès lors active, perfide, rusée,
de l'étranger qui, après avoir vu et entendu, va maintenant
« exciter » les petites filles, délier les langues et se faire
livrer les noms précieux : ceux des adultes (la thèse nous dit
que seuls « les adultes possèdent un nom qui leur est propre »,
p. 39). Avec mauvaise conscience, bien sûr, et cette pitié dont
Rousseau disait qu'elle nous unit au plus étranger des étran-
gers. Relisons maintenant le mea culpa, la confession de l'ethno-
logue qui prend sur lui toute la responsabilité d'un viol qui
l'a satisfait. Après s'être données les unes les autres, les fillettes
ont donné les adultes.
« La première fillette était venue, par vengeance, me donner
le nom de son ennemie, et quand celle-ci s'en aperçut, elle
communiqua le nom de l'autre, en guise de représailles. A
partir de ce moment, il fut très facile, bien que peu scrupuleux,
d'exciter les enfants les uns contre les autres, et d'obtenir tous
leurs noms. Après quoi, une petite complicité ainsi créée, ils
me donnèrent sans trop de difficulté les noms des adultes. »
Le vrai coupable ne sera pas puni, ce qui donne à sa faute
le sceau de l'irrémédiable : « Lorsque ceux-ci comprirent nos
conciliabules, les enfants furent réprimandés, et la source de mes
informations tarie ».
On soupçonne déjà — et tous les textes de Lévi-Strauss le
confirmeraient — que la critique de l'ethnocentrisme, thème
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DE LA GRAMMATOLOGIE
si cher à l'auteur des Tristes tropiques, n'a le plus souvent pour
fonction que de constituer l'autre en modèle de la bonté origi-
nelle et naturelle, de s'accuser et de s'humilier, d'exhiber son
être-inacceptable dans un miroir contre-ethnocentrique. Cette
humilité de qui se sait « inacceptable », ce remords qui produit
l'ethnographie
10
, Rousseau les aurait enseignés à l'ethnologue
moderne. C'est du moins ce qui nous est dit dans la conférence
de Genève :
« En vérité, je ne suis pas « moi », mais le plus faible,
le plus humble des « autrui ». Telle est la découverte des
Confessions. L'ethnologue écrit-il autre chose que des confes-
sions ? En son nom d'abord, comme je l'ai montré, puisque
c'est le mobile de sa vocation et de son œuvre ; et dans cette
œuvre même, au nom de sa société, qui, par l'office de
l'ethnologue, son émissaire, se choisit d'autres sociétés, d'autres
civilisations, et précisément les plus faibles et les plus humbles ;
mais pour vérifier à quel point elle est elle-même « inaccep-
table »... » (p. 245).
Sans parler du point de maîtrise ainsi gagné par celui qui
conduit cette opération chez lui, on retrouve donc ici un geste
hérité du XVIII
e
siècle, d'un certain XVIII
e
siècle en tout
cas, puisqu'on commençait déjà, ici ou là, à se méfier de cet
exercice. Les peuples non-européens ne sont pas seulement
étudiés comme l'index d'une bonne nature enfouie, d'un sol
natif recouvert, d'un « degré zéro » par rapport auquel on
pourrait dessiner la structure, le devenir et surtout la dégra-
dation de notre société et de notre culture. Comme toujours,
cette archéologie est aussi une téléologie et une eschatologie ;
rêve d'une présence pleine et immédiate fermant l'histoire, trans-
parence et indivision d'une parousie, suppression de la contra-
diction et de la différence. La mission de l'ethnologue, telle
que Rousseau la lui aurait assignée, c'est de travailler à cet
avènement. Eventuellement contre la philosophie qui « seule »
aurait cherché à « exciter » les « antagonismes » entre le « moi
et l'autre »
11
. Qu'on ne nous accuse pas ici de forcer les
10. ...Si l'Occident a produit des ethnographes, c'est qu'un bien
puissant remords devait le tourmenter (« Un petit verre de rhum »,
Tristes tropiques, ch. 38).
11. Ce qu'on peut lire en surimpression du second Discours :
« C'est la raison qui engendre l'amour-propre, et c'est la réflexion
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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU
mots et les choses. Lisons plutôt. C'est toujours dans la confé-
rence de Genève, mais on trouverait cent autres textes sem-
blables :
« La révolution rousseauiste, préformant et amorçant la
révolution ethnologique, consiste à refuser des identifications
obligées, que ce soit celle d'une culture à cette culture, ou
celle d'un individu, membre d'une culture, à un personnage
ou à une fonction sociale, que cette même culture cherche
à lui imposer. Dans les deux cas, la culture, ou l'individu,
revendiquent le droit à une identification libre, qui ne peut
se réaliser qu'au-delà de l'homme : avec tout ce qui vit, et
donc souffre ; et aussi en-deça de la fonction ou du per-
sonnage ; avec un être, non déjà façonné, mais donné. Alors,
le moi et l'autre, affranchis d'un antagonisme que la philo-
sophie seule cherchait à exciter, recouvrent leur unité. Une
alliance originelle, enfin renouvelée, leur permet de fonder
ensemble le nous contre le lui, c'est-à-dire contre une société
ennemie de l'homme, et que l'homme se sent d'autant mieux
prêt à récuser que Rousseau, par son exemple, lui enseigne
comment éluder les insupportables contradictions de la vie
civilisée. Car, s'il est vrai que la nature a expulsé l'homme, et
que la société persiste à l'opprimer, l'homme peut au moins in-
verser à son avantage les pôles du dilemme, et rechercher la so-
ciété de la nature pour y méditer sur la nature de la société.
Voilà, me semble-t-il, l'indissoluble message du Contrat
social, des Lettres sur la Botanique, et des Rêveries »
12
.
Dans « Un petit verre de rhum », une sévère critique de Dide-
rot et une glorification de Rousseau (« le plus ethnographe des
philosophes... notre maître... notre frère, envers qui nous avons
montré tant d'ingratitude, mais à qui chaque page de ce livre
aurait pu être dédiée, si l'hommage n'eût pas été indigne de
sa grande mémoire ») se concluent ainsi : « ... La seule ques-
tion est de savoir si ces maux sont eux-mêmes inhérents à
l'état [de société]. Derrière les abus et les crimes, on recher-
chera donc la base inébranlable de la société humaine »
13
.
On appauvrirait la pensée si diverse de Lévi-Strauss si on ne
qui le fortifie ; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même ; c'est
elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l'afflige. C'est la
philosophie qui l'iso!c ; c'est par elle qu'il dit en secret, à l'aspect
d'un homme souffrant : « Péris si tu veux ; je suis en sûreté ».
12. P. 245. L'auteur souligne.
13. Tristes Tropiques, ch. XVIII. A propos de Diderot, notons
au passage que la sévérité de son jugement sur l'écriture et le
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