DE LA GRAMMATOLOGIE
rappelait ici avec insistance ce que cette visée et cette motiva-
tion n'épuisent pas. Elles font néanmoins plus que connoter
le travail scientifique, elles le marquent en profondeur dans son
contenu même. Nous avions annoncé un deuxième indice. Les
Nambikwara, chez lesquels la « Leçon d'écriture » va déployer
sa scène, chez lesquels le mal va s'insinuer avec l'intrusion
de l'écriture venue du dehors
disait déjà le Phèdre,
nous nous en souvenons), les Nambikwara, qui ne savent pas
écrire, nous dit-on, sont bons. Ceux qui, jésuites, missionnaires
protestants, ethnologues américains, techniciens de la ligne, ont
cru percevoir de la violence ou de la haine chez les Nambik-
wara ne se sont pas seulement trompés, ils ont probablement
projeté sur eux leur propre méchanceté. Et même provoqué
le mal qu'ils ont ensuite cru ou voulu percevoir. Lisons encore
la fin du chapitre XVII intitulé, toujours avec le même art,
En famille. Ce passage précède immédiatement la « Leçon
d'écriture » et il lui est, d'une certaine manière, indispensable.
Confirmons d'abord ce qui va de soi : si nous ne souscrivons
aux déclarations de Lévi-Strauss quant à l'innocence et à la
bonté des Nambikwara, quant à leur « immense gentillesse »,
« expression la plus véridique de la tendresse humaine », etc.,
qu'en leur assignant un lieu de légimité tout empirique,
dérivée et relative, en les tenant pour les descriptions des affec-
tions empiriques du sujet de ce chapitre — les Nambikwara
aussi bien que l'auteur, — si donc nous ne souscrivons à ces
déclarations qu'au titre de la relation empirique, il ne s'ensuit
pas que nous ajoutions foi aux descriptions moralisantes de
l'ethnographe américain déplorant à l'inverse la haine, la hargne
et l'incivilité des indigènes. En réalité ces deux relations s'op-
posent symétriquement, elles ont la même mesure, et s'ordonnent
autour d'un seul et même axe. Après avoir cité la publication
d'un collègue étranger, très sévère pour les Nambikwara, pour
leur complaisance devant la maladie, la saleté, la misère, pour
leur impolitesse, leur caractère haineux et méfiant, Lévi-Strauss
enchaîne :
« Pour moi, qui les ai connus à une époque où les maladies
introduites par l'homme blanc les avaient déjà décimés, mais
livre ne le cédait en rien à celle de Rousseau. L'article livre dont il
fut l'auteur, dans l'Encyclopédie, est un réquisitoire d'une grande
violence.
170
I.A VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU
où — depuis les tentatives toujours humaines de Rondon —
nul n'avait entrepris de les soumettre, je voudrais oublier cette
description navrante, et ne rien conserver dans la mémoire que
ce tableau repris de mes carnets de notes où je griffonnai une
nuit à la lueur de ma lampe de poche : « Dans la savane
obscure, les feux de campement brillent. Autour du foyer,
seule protection contre le froid qui descend, derrière le frêle
paravent de palmes et de branchages hâtivement planté dans
le sol du côté d'où on redoute le vent ou la pluie ; auprès
des hottes emplies des pauvres objets qui constituent toute
une richesse terrestre ; couchés à même la terre qui s'étend
alentour, hantée par d'autres bandes également hostiles et
craintives, les époux, étroitement enlacés, se perçoivent comme
étant l'un pour l'autre le soutien, le réconfort, l'unique secours
contre les difficultés quotidiennes et la mélancolie rêveuse qui,
de temps à autre, envahit l'âme nambikwara. Le visiteur
qui, pour la première fois, campe dans la brousse avec les
Indiens, se sent pris d'angoisse et de pitié devant le spectacle
de cette humanité si totalement démunie ; écrasée, semble-t-il,
contre le sol d'une terre hostile par quelque implacable cata-
clysme ; nue, grelottante auprès des feux vacillants. 11 circule à
tâtons parmi les broussailles, évitant de heurter une main,
un bras, un torse, dont on devine les chauds reflets à la
lueur des feux. Mais cette misère est animée de chuchote-
ments et de rires. Les couples s'étreignent comme dans la
nostalgie d'une unité perdue ; les caresses ne s'interrompent
pas au passage de l'étranger. On devine chez tous une immense
gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante
satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers,
quelque chose comme l'expression la plus émouvante et la
plus véridique de la tendresse humaine. »
La « Leçon d'écriture » suit cette description. qu'on peut
certes lire pour ce qu'elle dit être au premier abord : page de
« carnet de notes » griffonnée une nuit à la lueur d'une lampe
de poche. Il en irait autrement si cette émouvante peinture devait
appartenir à un discours ethnologique. Pourtant elle installe
incontestablement ure prémisse — la bonté ou l'innocence des
Nambikwara — indispensable à la démonstration qui suivra,
de l'intrusion conjointe de la violence et de l'écriture. C'est
là qu'entre la confession ethnographique et le discours théorique
de l'ethnologue une rigoureuse frontière doit être observée. La
différence entre l'empirique et l'essentiel doit continuer à faire
valoir ses droits.
171
DE LA GRAMMATOLOGIE
On sait que Lévi-Strauss a des mots très durs pour les philo-
sophies qui ont ouvert la pensée à cette différence et qui sont,
le plus souvent, des philosophies de la conscience, du cogito
au sens cartésien ou husserlien. Mots très durs aussi pour
l'Essai sur les données immédiates de la conscience que Lévi-
Strauss reproche à ses anciens maîtres de trop méditer au lieu
d'étudier le Cours de linguistique générale de Saussure
14
. Or
quoi qu'on pense au fond des philosophies ainsi incriminées ou
ridiculisées (et dont nous ne parlerons pas ici sauf pour marquer
qu'elles ne sont alors évoquées que dans leurs spectres, tels
qu'ils hantent parfois les manuels, les morceaux choisis ou la
rumeur publique), on doit reconnaître que la différence entre
l'affect empirique et la structure d'essence y servait de règle
majeure. Jamais Descartes ni Husserl n'auraient laissé entendre
qu'ils tenaient pour vérité de science une modification empi-
rique de leur rapport au monde ou à autrui, ni pour prémisse
d'un syllogisme la qualité d'une émotion. Jamais dans les Regu-
lae, on ne passe de la vérité phénoménologiquement irrécu-
sable du « je vois jaune » au jugement « le monde est
jaune ». Ne poursuivons pas dans cette direction. Jamais, en
tout cas, un philosophe rigoureux de la conscience n'aurait si
vite conclu à la bonté foncière et à l'innocence virginale des
Nambikwara sur la foi d'une relation empirique. Du point de
vue de la science ethnologique, cette relation est aussi surpre-
nante que pouvait être « navrante », c'est le mot de Lévi-
Strauss, celle du méchant ethnologue américain. Surprenante,
cette affirmation inconditionnée de la bonté radicale des
Nambikwara sous la plume d'un ethnologue qui, aux fan-
tômes exsangues des philosophes de la conscience et de
l'intuition, oppose ceux qui ont été, s'il faut en croire le
début de Tristes tropiques, ses seuls vrais maîtres : Marx et
Freud.
Tous les penseurs qui sont classés en hâte, au début de ce
livre, sous le titre de la métaphysique, de la phénoménologie
et de l'existentialisme, ne se seraient pas reconnus sous les
traits qui leur sont prêtés. Cela va de soi. Mais on aurait tort
d'en conclure qu'en revanche les discours inscrits sous leur
signe — et notamment les chapitres qui nous occupent —
14. Tristes Tropiques, ch. VI. « Comment on devient ethno-
logue. »
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