LA FIN DU LIVRE ET LE COMMENCEMENT DE L'ÉCRITURE
de son sens pensé dans le logos ou l'entendement infini de
Dieu), tout signifiant, et d'abord le signifiant écrit, serait dérivé.
Il serait toujours technique et représentatif. Il n'aurait aucun
sens constituant. Cette dérivation est l'origine même de la
notion de « signifiant ». La notion de signe implique toujours
en elle-même la distinction du signifié et du signifiant, fût-ce à la
limite, selon Saussure, comme les deux faces d'une seule et
même feuille. Elle reste donc dans la descendance de ce logocen-
trisme qui est aussi un phonocentrisme : proximité absolue de
la voix et de l'être, de la voix et du sens de l'être, de la voix
et de l'idéalité du sens. Hegel montre très bien l'étrange pri-
vilège du son dans l'idéalisation, la production du concept et
la présence à soi du sujet.
« Ce mouvement idéal, par lequel, dirait-on, se manifeste
la simple subjectivité, l'âme du corps résonnant, l'oreille le
perçoit de la même manière théorique que celle dont l'œil
perçoit la couleur ou la forme, l'intériorité de l'objet devenant
ainsi celle du sujet lui-même » ( Esthétique, III, I. tr. fr.
p. 16). « ... L'oreille au contraire, sans se tourner pratique-
ment vers les objets, perçoit le résultat de ce tremblement
intérieur du corps par lequel se manifeste et se révèle, non
la figure matérielle, mais une première idéalité venant de
l'âme » (p. 296).
Ce qui est dit du son en général vaut a fortiori de la phonie
par laquelle, en vertu du s'entendre-parler — système indis-
sociable — le sujet s'affecte lui-même et se rapporte à soi dans
l'élément de l'idéalité.
On pressent donc déjà que le phonocentrisme se confond
avec la détermination historiale du sens de l'être en général
comme présence, avec toutes les sous-déterminations qui
dépendent de cette forme générale et qui organisent en elle
leur système et leur enchaînement historial (présence de la chose
au regard comme eidos, présence comme substance/essence/
existence (ousia), présence temporelle comme pointe (stigmè) du
maintenant ou de l'instant (nun), présence à soi du cogito, cons-
cience, subjectivité, co-présence de l'autre et de soi, intersubjecti-
vité comme phénomène intentionnel de l'ego, etc.). Le logocen-
trisme serait donc solidaire de la détermination de l'être de l'étant
comme présence. Dans la mesure où un tel logocentrisme n'est
pas tout à fait absent de la pensée heideggerienne, il la retient
peut-être encore dans cette époque de l'onto-théologie, dans
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DE LA GRAMMATOLOGIE
cette philosophie de la présence, c'est-à-dire dans la philosophie.
Cela signifierait peut-être qu'on ne sort pas de l'époque dont
on peut dessiner la clôture. Les mouvements de l'appartenance
ou de la non-appartenance à l'époque sont trop subtils, les
illusions à cet égard sont trop faciles pour qu'on puisse trancher
ici.
L'époque du logos abaisse donc l'écriture pensée comme
médiation de médiation et chute dans l'extériorité du sens. A
cette époque appartiendrait la différence entre signifié et signi-
fiant, ou au moins l'étrange écart de leur « parallélisme »,
et l'extériorité, si exténuée soit-elle, de l'un à l'autre. Cette
appartenance est organisée et hiérarchisée dans une histoire. La
différence entre signifié et signifiant appartient de manière pro-
fonde et implicite à la totalité de la grande époque couverte
par l'histoire de la métaphysique, de manière plus explicite
et plus systématiquement articulée à l'époque plus étroite du
créationnisme et de l'infinitisme chrétiens lorsqu'ils s'approprient
les ressources de la conceptualité grecque. Cette appartenance
est essentielle et irréductible : on ne peut pas retenir la com-
modité ou la « vérité scientifique » de l'opposition stoïcienne,
puis médiévale entre signans et signatum sans amener aussi à
soi toutes ses racines métaphysico-théologiques. A ces racines
n'adhère pas seulement — c'est déjà beaucoup la distinc-
tion entre le sensible et l'intelligible, avec tout ce qu'elle com-
mande, à savoir la métaphysique dans sa totalité. Et cette dis-
tinction est en général acceptée comme allant de soi par les
linguistes et les sémiologues les plus vigilants, par ceux-là mêmes
qui pensent que la scientificité de leur travail commence où
finit la métaphysique. Ainsi, par exemple :
« La pensée structuraliste moderne l'a clairement établi :
le langage est un système de signes, la linguistique est partie
intégrante de la science des signes, la sémiotique (ou, dans les
termes de Saussure, la sémiologie). La définition médiévale —
aliquid stat pro aliquo — que notre époque a ressuscitée,
s'est montrée toujours valable et féconde. C'est ainsi que la
marque constitutive de tout signe en général, du signe linguis-
tique en particulier, réside dans son caractère double : chaque
unité linguistique est bipartite et comporte deux aspects ;
l'un sensible et l'autre intelligible — d'une part le signans
(le signifiant de Saussure), d'autre part le signatum (le signifié).
Ces deux éléments constitutifs du signe linguistique (et du
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signe en général) se supposent et s'appellent nécessairement
l'un l'autre
6
. »
Mais à ces racines métaphysico-théologiques tiennent beau-
coup d'autres sédiments cachés. La « science » sémiologique
ou, plus étroitement, linguistique, ne peut donc retenir la dif-
férence entre signifiant et signifié — l'idée même de signe —
sans la différence entre le sensible et l'intelligible, certes, mais
sans retenir aussi du même coup, plus profondément et plus
implicitement, la référence à un signifié pouvant « avoir lieu »,
dans son intelligibilité, avant sa « chute », avant toute expul-
sion dans l'extériorité de l'ici-bas sensible. En tant que face
d'intelligibilité pure, il renvoie à un logos absolu auquel il est
immédiatement uni. Ce logos absolu était dans la théologie
médiévale une subjectivité créatrice infinie : la face intelligible
du signe reste tournée du côté du verbe et de la face de Dieu.
Bien entendu, il ne s'agit pas de « rejeter » ces notions :
elles sont nécessaires et, aujourd'hui du moins, pour nous, plus
rien n'est pensable sans elles. Il s'agit d'abord ie mettre en
évidence la solidarité systématique et historique de concepts
et de gestes de pensée qu'on croit souvent pouvoir séparer
innocemment. Le signe et la divinité ont le même lieu et le
même temps de naissance. L'époque du signe est essentielle-
ment théologique. Elle ne finira peut-être jamais. Sa clôture his-
torique est pourtant dessinée.
Nous devons d'autant moins renoncer à ces concepts qu'ils
nous sont indispensables pour ébranler aujourd'hui l'héritage
dont ils font partie. A l'intérieur de la clôture, par un mouve-
ment oblique et toujours périlleux, risquant sans cesse de
retomber en-deçà de ce qu'il déconstruit, il faut entourer les
concepts critiques d'un discours prudent et minutieux, marquer
les conditions, le milieu et les limites de leur efficacité, désigner
rigoureusement leur appartenance à la machine qu'ils permettent
de déconstituer ; et du même coup la faille par laquelle se laisse
entrevoir, encore innommable, la lueur de l'outre-clôture. Le
concept de signe est ici exemplaire. Nous venons de marquer
6. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, tr. fr. p. 162.
Sur ce problème, sur la tradition du concept de signe et sur
l'originalité de l'apport saussurien à l'intérieur de cette continuité, cf.
Ortigues, op. cit., p. 54 sq.
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