De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

culturelle ; on évitera en apparence l'ethnocentrisme au moment

même où il aura déjà opéré en profondeur, imposant silencieu-

sement ses concepts courants de la parole et de l'écriture.

C'était exactement le schéma du geste saussurien. Autrement

dit, toutes les critiques libératrices dont Lévi-Strauss a harcelé

la distinction préjugée entre société historiques et sociétés sans

histoire, toutes ces dénonciations légitimes restent dépendantes

du concept d'écriture que nous problématisons ici.

Qu'est-ce que la « Leçon d'écriture » ?

Leçon en un double sens et le titre est beau de le maintenir

rassemblé. Leçon d'écriture puisque c'est d'écriture apprise qu'il

s'agit. Le chef nambikwara apprend l'écriture de l'ethnographe,

il l'apprend d'abord sans comprendre, il mime l'écrire plutôt

qu'il ne comprend sa fonction de langage ; ou plutôt il com-

prend sa fonction profonde d'asservissement avant de com-

prendre son fonctionnement, ici accessoire, de communication,

de signification, de tradition d'un signifié. Mais la leçon d'écri-

ture est aussi leçon de l'écriture ; enseignement que l'ethno-

logue croit pouvoir induire de l'incident au cours d'une longue

méditation, lorsque, luttant, dit-il, contre l'insomnie, il réfléchit

sur l'origine, la fonction et le sens de l'écriture. Ayant appris le

geste d'écrire à un chef nambikwara qui apprenait sans com-

prendre, l'ethnologue, lui, comprend alors ce qu'il lui a appris

et tire la leçon de l'écriture.

Ainsi, deux moments :

A. La relation empirique d'une perception : la scène de l' « extraordinaire incident ».

B. Après les péripéties de la journée, dans l'insomnie, à

l'heure de la chouette, une réflexion historico-philosophique sur

la scène de l'écriture et le sens profond de l'incident, de l'histoire

close de l'écriture.

A. L'extraordinaire incident. Dès les premières lignes, le décor

rappelle bien cette violence ethnographique dont nous parlions

plus haut. Les deux parties y sont bien engagées, ce qui res-

titue à leur vrai sens les remarques sur l' « immense gentil-

lesse », la « naïve et charmante satisfaction animale », la

« profonde insouciance », P « expression la plus émouvante

et la plus véridique de la tendresse humaine ». Voici :

« ... leur accueil rébarbatif, la nervosité manifeste du

chef, suggéraient qu'on leur avait un peu forcé la main.

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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU

Nous n'étions pas rassurés, les Indiens non plus ; la nuit

s'annonçait froide ; comme il n'y avait pas d'arbre, nous

fûmes réduits à coucher par terre à la manière nambikwara.

Personne ne dormit : on passa la nuit à se surveiller poliment.

Il eût été peu sage de prolonger l'aventure. J'insistai auprès

du chef pour qu'on procédât aux échanges sans tarder. Alors

se place un extraordinaire incident qui m'oblige à remonter un

peu en arrière. On se doute que les Nambikwara ne savent pas

écrire ; mais ils ne dessinent pas davantage, à l'exception de

quelques pointillés ou zigzags sur leurs calebasses. Comme

chez les Caduveo, je distribuai pourtant des feuilles de papier

et des crayons dont ils ne firent rien au début ; puis un

jour, je les vis tous occupés à tracer sur le papier des lignes

horizontales ondulées. Que voulaient-ils donc faire ? Je dus

me rendre à l'évidence : ils écrivaient, ou plus exactement,

cherchaient à faire de leur crayon le même usage que moi, le

seul qu'ils pussent alors concevoir, car je n'avais pas encore

essayé de les distraire par mes dessins. Pour la plupart, l'effort

s'arrêtait là ; mais le chef de bande voyait loin. Seul, sans

doute, il avait compris la fonction de l'écriture ».

Marquons ici une première pause. Parmi beaucoup d'autres,

ce fragment vient en surimpression d'un passage de la thèse

sur les Nambikwara. L'incident y était déjà relaté et il n'est

pas inutile de s'y référer. On y relève en particulier trois points

omis dans les Tristes tropiques. Ils ne manquent pas d'intérêt.

1. Ce petit groupe nambikwara

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 dispose néanmoins d'un

mot pour désigner l'acte d'écrire, en tout cas d'un mot qui

peut fonctionner à cette fin. Il n'y a pas de surprise linguis-

tique devant l'irruption supposée d'un pouvoir nouveau. Ce

20. Il s'agit seulement d'un petit sous-groupe qui n'est suivi par

l'ethnologue que pendant sa période nomade. 11 a aussi une vie

sédentaire. On peut lire dans l'introduction de la thèse : « Il est

superflu de souligner qu'on ne trouvera pas ici une étude exhaus-

tive de la vie et de la société Nambikwara. Nous n'avons pu

partager l'existence des indigènes que pendant la période nomade,

et cela seul suffirait à limiter la portée de notre enquête. Un voyage

entrepris pendant la période sédentaire apporterait sans doute des

informations capitales et permettrait de rectifier la perspective d'en-

semble. Nous espérons pouvoir l'entreprendre un jour » (p. 3).

Cette limitation, qui semble avoir été définitive, n'est-elle pas parti-

culièrement significative quant à la question de l'écriture dont il

est bien connu qu'elle est, plus intimement que d'autres et de

manière essentielle, liée au phénomène de la sédentarité ?

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DE LA GRAMMATOLOGIE

détail, omis dans Tristes tropiques était signalé dans la thèse

(p. 40 n. 1) :

« Les Nambikwara du groupe (a) ignorent complètement

le dessin, si l'on excepte quelques traits géométriques sur

des calebasses. Pendant plusieurs jours, ils ne surent que

faire du papier et des crayons que nous leur distribuions.

Peu après, nous les vîmes fort affairés à tracer des lignes

ondulées. Ils imitaient en cela le seul usage qu'ils nous

voyaient faire de nos blocs-notes, c'est-à-dire écrire, mais

sans en comprendre le but et la portée. Ils appelèrent d'ailleurs

l'acte d'écrire : iekariukedjutu, c'est-à-dire « faire des raies... »

Il est bien évident qu'une traduction littérale des mots qui

veulent dire « écrire » dans les langues des peuples à écriture,

réduirait aussi ce mot à une signification gestuelle assez pauvre.

C'est un peu comme si l'on disait que telle langue n'a aucun

mot pour désigner l'écriture — et que par conséquent ceux qui

ia pratiquent ne savent pas écrire — sous prétexte qu'ils se

servent d'un mot qui veut dire « gratter », « graver »,

« griffer », « écorcher », « inciser », « tracer », « impri-

rier », etc. Comme si « écrire », en son noyau métaphorique,

voulait dire autre chose. L'ethnocentrisme n'est-il pas toujours

trahi par la précipitation avec laquelle il se satisfait de certaines

traductions ou de certains équivalents domestiques ? Dire qu'un

peuple ne sait pas écrire parce qu'on peut traduire par « faire des

raiei » le mot dont il se sert pour désigner l'acte d'inscrire,

n'est-ce pas comme si on lui refusait la « parole » en tradui-

sans le mot équivalent par « crier », « chanter », « souffler » ?

Voire « bégayer ». Par simple analogie dans les mécanismes

d'assimilation/exclusion ethnocentrique, rappelons avec Renan

que « dans les langues les plus anciennes, les mots qui servent

à désigner les peuples étrangers se tirent de deux sources : ou

de verbes qui signifient bégayer, balbutier, ou de mots qui

signifient muet. »

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 Et devra-t-on conclure que les Chinois



sont un peuple sans écriture sous prétexte que le mot wen

désigne beaucoup d'autres choses que l'écriture au sens étroit ?

Comme le note en effet J. Gernet :

« Le mot wen signifie ensemble de traits, caractère simple

21. De l'origine du langage, Œuvres Complètes. T. VIII, p. 90.

La suite du texte, que nous ne pouvons citer ici, est fort instruc-

tive pour qui s'intéresse à l'origine et au fonctionnement du mot

« barbare » et d'autres mots voisins.

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