De la grammatologie


LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU



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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU

Il s'agit donc, en se fiant à la différence présumée entre la

science et la puissance, de montrer que l'écriture n'offre aucune

pertinence dans l'appréciation des rythmes et des types histo-

riques : l'époque de la création massive des structures sociales,

économiques, techniques, politiques, etc., sur lesquelles nous

vivons encore — le néolithique — ne connaissait pas l'écri-

ture


 25

. Qu'est-ce à dire ?

Dans le texte qui suit, nous allons isoler trois propositions

sur lesquelles une contestation pourrait s'engager, que nous

n'engagerons pas, par souci d'aller plus vite au terme de la

démonstration qui intéresse Lévi-Strauss et d'y installer le débat.



Première proposition.

« Après qu'on a éliminé tous les critères proposés pour

distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins

retenir celui-là : peuples avec ou sans écriture, les uns capables

de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus

en plus vite vers le but qu'ils se sont assigné, tandis que les

autres, impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange

que la mémoire individuelle suffit à fixer resteraient pri-

sonniers d'une histoire fluctuante à laquelle manquerait tou-

jours une origine et la conscience durable d'un projet. Pour-

tant, rien de ce que nous savons de l'écriture et de son

rôle dans l'évolution ne justifie une telle conception ».

Cette proposition n'a de sens qu'à deux conditions :

1. Que l'on ne tienne aucun compte de l'idée et du projet

de la science, c'est-à-dire de l'idée de vérité comme transmis-

sibilité en droit infinie ; celle-ci n'a en effet de possibilité histo-

rique qu'avec l'écriture. Devant les analyses husserliennes

turale, p. 33) : « L'ethnologie s'intéresse surtout à ce qui n'est pas

écrit, non pas tant parce que les peuples qu'il étudie sont incapables

d'écrire, que parce que ce à quoi il s'intéresse est différent de tout

ce que les hommes songent habituellement à fixer sur la pierre ou

sur le papier ».

25. Rappelant, dans « Un petit verre de rhum », que, « au néo-

lithique, l'homme a déjà fait la plupart des inventions qui sont indis-

pensables pour assurer sa sécurité. On a vu pourquoi on peut en

exclure l'écriture », Lévi-Strauss note que l'homme d'alors n'était

certes « pas plus libre qu'aujourd'hui ». « Mais sa seule humanité

faisait de lui un esclave. Comme son autorité sur la nature restait

très réduite, il se trouvait protégé et dans une certaine mesure

affranchi par le coussin amortisseur de ses rêves ». Cf. aussi le

thème du « paradoxe néolithique » dans La pensée sauvage (p. 22).

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DE LA GRAMMATOLOGIE

(Krisis et L'origine de la géométrie) qui nous rappellent cette

évidence, le propos de Lévi-Strauss ne peut se soutenir qu'en

refusant tout spécificité au projet scientifique et à la valeur de

vérité en général. Cette dernière position ne manquerait pas

de force, mais elle ne peut faire valoir cette force et sa cohé-

rence qu'en renonçant elle-même à se donner pour un discours

scientifique. Schéma bien connu. C'est en fait ce qui semble

se passer ici.

2. Que le néolithique, auquel on peut en effet attribuer la

création des structures profondes sur lesquelles nous vivons

encore, n'ait pas connu quelque chose comme l'écriture. C'est

ici que le concept d'écriture, tel qu'il est utilisé par un ethnologue

moderne, paraît singulièrement étroit. L'ethnologie nous livre

aujourd'hui des informations massives sur des écritures qui ont

précédé l'alphabet, d'autres systèmes d'écriture phonétique ou

des systèmes tout prêts à se phonétiser. Le caractère massif de

cette information nous dispense d'insister.

Deuxième proposition. Supposant que tout a été acquis

avant l'écriture, Lévi-Strauss n'a qu'à enchaîner :

« Inversement, depuis l'invention de l'écriture jusqu'à la

naissance de la science moderne, le monde occidental a

vécu quelque 5 000 années pendant lesquelles ses connais-

sances ont fluctué plus qu'elles ne se sont accrues. » (Nous

soulignons.)

On pourrait être choqué par cette affirmation, mais nous

nous en garderons bien. Nous ne croyons pas qu'une telle affir-

mation soit fausse. Mais non davantage qu'elle soit vraie. Elle

répondrait plutôt, pour les besoins d'une cause, à une question

qui n'a aucun sens

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. La notion de quantité de connaissance



n'est-elle pas suspecte ? Qu'est-ce qu'une quantité de connais-

sance ? Comment se modifie-t-elle ? Sans même parler des

sciences de l'ordre ou de la qualité, on peut se demander ce que

signifie la quantité des sciences de la pure quantité. Comment

l'évaluer en quantité ? On ne peut répondre à de telles questions

que dans le style de l'empiricité pure. A moins que l'on ne

tente de respecter les lois si complexes de la capitalisation du

26. « Le savant, dit pourtant Lévi-Strauss, n'est pas l'homme qui

fournit les vraies réponses, c'est celui qui pose les vraies ques-

tions » (Le cru et le cuit.).

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savoir, ce que l'on ne peut faire qu'en considérant plus attenti-

vement l'écriture. On peut dire le contraire de ce que dit

Lévi-Strauss et ce ne serait ni plus vrai ni plus faux. On peut

dire qu'au cours de tel ou tel demi-siècle, avant même la

« science moderne », et aujourd'hui à chaque minute, l'accrois-

sement des connaissances a infiniment dépassé ce qu'il a été

pendant des milliers d'années. Cela pour l'accroissement. Quant

à la notion de fluctuation, elle se donne elle-même pour parfai-

tement empirique. De toute façon, on ne fera jamais tenir des

propositions d'essence sur une échelle.

Troisième proposition. C'est la plus déconcertante dans les

enchaînements de ce paragraphe. Supposons que l'avènement

de l'écriture depuis trois à quatre mille ans n'ait rien apporté de

décisif dans le domaine de la connaissance. Lévi-Strauss concède

néanmoins qu'il n'en va plus de même depuis deux siècles. Selon

l'échelle qui était pourtant la sienne, on voit mal ce qui justifie

cette coupure. Il l'opère pourtant : « Sans doute concevrait-on

mal l'épanouissement scientifique du XIX

e

 et du XX



e

 siècles


sans l'écriture. Mais cette condition nécessaire n'est certaine-

ment pas suffisante pour l'expliquer. »

On n'est pas seulement surpris par la coupure, on se demande

quelle objection Lévi-Strauss semble ici rejeter. Personne n'a

jamais pu penser que l'écriture — la notation écrite, puisque

c'est d'elle qu'il est ici question — était la condition suffisante de

la science ; et qu'il suffisait de savoir écrire pour être savant.

Bien des lectures suffiraient à nous ôter cette illusion si nous

l'avions. Mais reconnaître que l'écriture est la « condition néces-

saire » de la science, qu'il n'y a pas de science sans écriture,

voilà qui importe et Lévi-Strauss le reconnaît. Et comme il est

difficile en toute rigueur de faire commencer la science au

XIX

e

 siècle, c'est toute son argumentation qui en retour s'ef-



fondre ou se trouve frappée d'un lourd indice d'approximation

empirique.

Cela tient en vérité — et c'est la raison pour laquelle nous

passons vite sur cette argumentation — à ce que Lévi-Strauss

tient à abandonner ce terrain, à expliquer très vite pourquoi le

problème de la science n'est pas le bon accès à l'origine et à

la fonction de l'écriture : « Si l'on veut mettre en corrélation

l'apparition de l'écriture avec certains traits caractéristiques de

la civilisation, il faut chercher dans une autre direction ».

Il faut donc plutôt démontrer que, selon la dissociation qui

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