DE LA GRAMMATOLOGIE
européens en faveur de l'instruction obligatoire, qui se déve-
loppe au cours du XIX
e
siècle, va de pair avec l'extension
du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre
l'analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du
contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous
sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n'est censé
ignorer la loi »
29
.
Il faut être prudent pour apprécier ces graves déclarations.
Il faut surtout éviter de les renverser et d'en prendre le contre-
pied. Dans une certaine structure historique donnée — et par
exemple à l'époque dont parle Lévi-Strauss — il est incontes-
table que le progrès de la légalité formelle, la lutte contre l'anal-
phabétisme, etc., ont pu fonctionner comme une force mystifi-
catrice et un instrument consolidant le pouvoir d'une classe ou
d'un état dont la signification formelle-universelle était confis-
quée par une force empirique particulière. Peut-être même cette
nécessité est-elle essentielle et indépassable. Mais s'en auto-
riser pour définir la loi et l'état de manière simple et univoque,
les condamner d'un point de vue éthique, et avec eux l'exten-
sion de l'écriture, du service militaire obligatoire et de la proléta-
risation, la généralité de l'obligation politique et le « nul n'est
censé ignorer la loi », c'est là une conséquence qui ne se
déduit pas rigoureusement de ces prémisses. Si on l'en déduit
néanmoins, comme c'est ici le cas, il faut aussitôt conclure
que la non-exploitation, la liberté, etc., « vont de pair » (pour
utiliser ce concept si équivoque) avec l'analphabétisme et le
caractère non obligatoire du service militaire, de l'instruction
publique ou de la loi en général. Est-il utile d'insister ?
Gardons-nous bien d'opposer à Lévi-Strauss le système des
arguments classiques, ou de l'opposer à lui-même (à la page
précédente, il avait en effet lié la violence de l'écriture au fait
que celle-ci était réservée à une minorité, confisquée par des
scribes au service d'une caste. Maintenant, c'est à l'alphabétisa-
tion totale que la violence asservissante est assignée). L'incohé-
rence n'est qu'apparente : l'universalité est toujours accaparée,
comme force empirique, par une force empirique déterminée,
telle est l'unique affirmation qui traverse ces deux propositions.
Doit-on pour aborder ce problème, se demander ce que peut
29. On rencontre de nombreuses propositions de ce type chez
Valéry.
192
LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU
être le sens d'un asservissement à une loi de forme universelle ?
On pourrait le faire, mais il vaut mieux abandonner cette voie
classique : elle nous conduirait sans doute assez vite à montrer
que l'accès à l'écriture est la constitution d'un sujet libre dans
le mouvement violent de son propre effacement et de son propre
enchaînement. Mouvement impensable dans les concepts de
l'éthique, de la psychologie, de la philosophie politique et de
la métaphysique classiques. Laissons ce propos en l'air, nous
n'avons pas encore fini de lire la « Leçon » d'écriture.
Car Lévi-Strauss s'avance plus loin sous le signe de cette
idéologie libertaire, dont la teinte anti-colonialiste et anti-ethno-
centrique est assez particulière :
« Du plan national, l'entreprise est passée sur le plan inter-
national grâce à cette complicité qui s'est nouée entre de
jeunes Etats — confrontés à des problèmes qui furent les
nôtres il y a un ou deux siècles — et une société interna-
tionale de nantis, inquiète de la menace que représentent
pour sa stabilité les réactions de peuples mal entraînés par
la parole écrite à penser en formules modifiables à volonté
et à donner prise aux efforts d'édification. En accédant au
savoir entassé dans les bibliothèques, ces peuples se rendent
vulnérables aux mensonges que les documents imprimés pro-
pagent en proportion encore plus grande ». (Nous sou-
lignons.)
Après avoir pris les mêmes précautions qu'il y a un instant
sur la face de vérité que peuvent comporter de telles affirma-
tions, paraphrasons ce texte. C'est, au nom de la liberté des
peuples décolonisés, une critique des jeunes Etats qui se liguent
avec les vieux Etats tout à l'heure dénoncés (« complicité
entre les jeunes Etats et une société internationale de nantis »).
Critique d'une « entreprise » : la propagation de l'écriture est
présentée dans les concepts d'une psychologie volontariste, le
phénomène politique international qu'elle constitue est décrit
en termes de complot délibérément et consciemment organisé.
Critique de l'Etat en général et des jeunes Etats qui répandent
l'écriture à des fins de propagande, pour assurer la lisibilité et
l'efficacité de leurs tracts, pour se garder des « réactions de
peuples mal entraînés par la parole écrite à penser en formules
modifiables à volonté ». Ce qui laisse entendre que les formules
orales ne sont pas modifiables, pas plus modifiables à volonté
que les formules écrites. Ce n'est pas le moindre paradoxe.
193
DE LA GRAMMATOLOGIE
Encore une fois, nous ne prétendons pas que l'écriture ne puisse
jouer et ne joue en effet ce rôle, mais de là à lui en attribuer la
spécificité et à conclure que la parole en est à l'abri, il y a un
abîme qu'on ne doit pas franchir aussi allègrement. Nous ne
commenterons pas ce qui est dit de l'accès au « savoir entassé
dans les bibliothèques » déterminé de manière univoque comme
vulnérabilité « aux mensonges que les documents imprimés... »
etc. On pourrait décrire l'atmosphère idéologique dans laquelle
respirent aujourd'hui de telles formules. Contentons-nous d'y
reconnaître l'héritage du second Discours (« Laissant donc tous
les livres scientifiques... et méditant sur les premières et plus
simples opérations de l'Ame humaine... ». « O homme... voici ton
histoire, telle que j'ai cru la lire, non dans les livres de tes
semblables, qui sont menteurs, mais dans la nature, qui ne ment
jamais. »), de l'Emile (« L'abus des livres tue la science... »
« ... tant de livres nous font négliger le livre du monde... »
« . . . il ne faut pas lire, il faut voir. » « J'ôte les instruments de
leur plus grande misère, savoir les livres. La lecture est le fléau
de l'enfance. » « L'enfant qui lit ne pense pas. », etc.), du
Vicaire savoyard (« J'ai refermé tous les livres... »), de la Lettre
à Christophe de Beaumont (« J'ai cherché la vérité dans les
livres : je n'y ai trouvé que le mensonge et l'erreur. »).
Après cette méditation nocturne, Lévi-Strauss revient à
1' « extraordinaire incident ». Et c'est pour faire l'éloge, mainte-
nant justifié par l'histoire, de ces sages nambikwara qui ont eu le
courage de résister à l'écriture et à la mystification de leur
chef. Eloge de ceux qui ont su interrompre — pour un temps,
hélas — le cours fatal de l'évolution et qui se sont « ménagé
un répit ». A cet égard et en ce qui concerne la société nambik-
wara, l'ethnologue est résolument conservateur. Comme il le
notera quelque cent pages plus loin, « volontiers subversif
parmi les siens et en rébellion contre les usages traditionnels,
l'ethnographe apparaît respectueux jusqu'au conservatisme dès
que la société envisagée se trouve être différente de la sienne ».
Deux motifs dans les lignes de conclusion : d'une part, comme
chez Rousseau, le thème d'une dégradation nécessaire, ou plu-
tôt fatale, comme forme même du progrès ; d'autre part, la
nostalgie de ce qui précède cette dégradation, l'élan affectif
vers les îlots de résistance, les petites communautés qui se sont
tenues provisoirement à l'abri de la corruption (cf. à ce sujet
les Entretiens, p. 49), corruption liée comme chez Rousseau, à
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