De la grammatologie


LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU



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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU

l'écriture et à la dislocation du peuple unanime et rassemblé dans

la présence à soi de sa parole. Nous y reviendrons. Lisons :

« Sans doute les dés sont-ils jetés [il s'agit de l'évolution

fatale dans laquelle sont déjà entraînés les peuples qui jus-

qu'ici étaient à l'abri de l'écriture : constat plus fataliste que

déterministe. La concaténation historique est pensée sous le

concept de jeu et de hasard. Il faudrait étudier la métaphore

si fréquente du joueur dans les textes de Lévi-Strauss].

Mais dans mon village nambikwara, les fortes têtes étaient

tout de même les plus sages » (Nous soulignons).

Ces fortes têtes, ce sont les résistants, ceux que le chef n'a

pu tromper, et qui ont plus de caractère que de subtilité, plus

de cœur et de fierté traditionnelle que d'ouverture d'esprit.

« Ceux qui se désolidarisèrent de leur chef après qu'il

eut essayé de jouer la carte de la civilisation (à la suite de

ma visite il fut abandonné de la plupart des siens) compre-

naient confusément que l'écriture et la perfidie pénétraient

chez eux de concert. Réfugiés dans une brousse plus loin-

taine, ils se sont ménagé un répit ». (L'épisode de cette

résistance est aussi raconté dans la thèse p. 89).

1. — Si les mots ont un sens, et si « l'écriture et la perfidie

pénétraient chez eux de concert », on doit penser que la per-

fidie et toutes les valeurs ou non-valeurs associées étaient

absentes dans les sociétés dites sans écriture. Pour en douter,

il n'est pas nécessaire de faire un long chemin : détour empirique

par l'évocation des faits, régression apriorique ou transcendan-

tale que nous avons suivie en introduction. En rappelant dans

cette introduction que la violence n'a pas attendu l'apparition

de l'écriture au sens étroit, que l'écriture a toujours déjà com-

mencé dans le langage, nous concluons comme Lévi-Strauss que

la violence est l'écriture. Mais pour être issue d'un autre che-

min, cette proposition a un sens radicalement différent. Elle

cesse d'être appuyée au mythe du mythe, au mythe d'une parole

originellement bonne et d'une violence qui viendrait fondre sur

elle comme un fatal accident. Fatal accident qui ne serait autre

que l'histoire elle-même. Non que, par cette référence plus ou

moins déclarée à l'idée d'une chute dans le mal depuis l'inno-

cence du verbe, Lévi-Strauss fasse sienne cette théologie clas-

sique et implicite. Simplement son discours ethnologique se

produit à travers des concepts, des schémas et des valeurs qui

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sont systématiquement et généalogiquement complices de cette

théologie et de cette métaphysique.

Donc nous ne ferons pas ici le long détour empirique ou

apriorique. Nous nous contenterons de comparer différents

moments dans la description de la société nambikwara. S'il faut

en croire la Leçon, les Nambikwara ne connaissaient pas la

violence avant l'écriture ; ni même la hiérarchisation, puisque

celle-ci est très vite assimilée à l'exploitation. Or autour de la

Leçon, il suffit d'ouvrir les Tristes tropiques et la thèse à n'im-

porte quelle page pour que le contraire éclate avec évidence.

Nous avons ici affaire non seulement à une société fortement

hiérarchisée, mais à une société dont les rapports sont empreints

d'une violence spectaculaire. Aussi spectaculaire que les inno-

cents et tendres ébats évoqués à l'ouverture de la Leçon, et que

nous étions donc justifié à considérer comme les prémisses cal-

culées d'une démonstration orientée.

Entre beaucoup d'autres passages analogues que nous ne

pouvons citer ici, ouvrons la thèse à la page 87. Il s'agit des

Nambikwara avant l'écriture, cela va sans dire :

« Et le chef doit déployer un talent continuel, qui tient

plus de la politique électorale que de l'exercice du pouvoir,

pour maintenir son groupe, et, si possible, l'accroître par de

nouvelles adhésions. La bande nomade représente en effet

une unité fragile. Si l'autorité du chef se fait trop exigeante,

s'il accapare un trop grand nombre de femmes, s'il n'est pas

capable, aux périodes de disette, de résoudre les problèmes

alimentaires, des mécontentements se créent, des individus

ou des familles font scission et vont s'agglomérer à une bande

apparentée dont les affaires apparaissent mieux conduites :

mieux nourrie grâce à la découverte d'emplacements de chasse

ou de cueillette, ou plus riche par des échanges avec des

groupes voisins, ou plus puissante après des guerres victo-

rieuses. Le chef se trouve alors à la tête d'un groupe trop

restreint, incapable de faire face aux difficultés quotidiennes,

ou dont les femmes sont exposées à être ravies par des

voisins plus forts, et il est obligé de renoncer à son comman-

dement, pour se rallier, avec ses derniers fidèles, à une fac-

tion plus heureuse : la société Nambikwara est ainsi dans un

perpétuel devenir ; des groupes se forment, se défont, gros-

sissent et disparaissent et, à quelques mois de distance par-

fois, la composition, le nombre et la répartition des bandes

deviennent méconnaissables. Toutes ces transformations s'ac-

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compagnent d'intrigues et de conflits, d'ascensions et de déca-

dences, le tout se produisant à un rythme extrêmement

rapide ».

On pourrait citer aussi tous les chapitres de la thèse intitulés

« Guerre et commerce », « De la naissance à la mort ».

Tout ce qui concerne aussi l'usage des poisons, dans la thèse

et dans Tristes tropiques ; de même qu'il y a une guerre des

noms propres, il y a une guerre des poisons à laquelle l'ethno-

logue lui-même est mêlé :

« Une délégation de quatre hommes vint me trouver et, sur

un ton assez menaçant, me demanda de mêler du poison

(que l'on m'apportait en même temps) au prochain plat que

j'offrirais à A 6 ; on estimait indispensable de le supprimer

rapidement, car, me dit-on, il est « très méchant » (kakore)

« et ne vaut rien du tout » (aidotiene) » (p. 124).

Nous ne citerons encore qu'un passage, heureux complément

d'une description idyllique :

« Nous avons décrit la tendre camaraderie qui préside aux

rapports entre les sexes, et l'harmonie générale, qui règne au

sein des groupes. Mais dès que ceux-ci s'altèrent, c'est pour

faire place aux solutions les plus extrêmes : empoisonnements

et assassinats... Aucun groupe sud-américain, à notre connais-

sance, ne traduit, de façon aussi sincère et spontanée... des

sentiments violents et opposés, dont l'expression individuelle

semble indissociable d'une stylisation sociale qui ne les trahit

jamais » (p. 126. Cette dernière formule n'est-elle pas appli-

cable à tout groupe social en général ?).

2. — Nous voici reconduits à Rousseau. L'idéal qui sous-

tend en profondeur cette philosophie de l'écriture, c'est donc

l'image d'une communauté immédiatement présente à elle-même,

sans différance, communauté de la parole dans laquelle tous

les membres sont à portée d'allocution. Pour le confirmer, nous

ne nous référerons ni aux Tristes tropiques ni à leur écho théo-

rique (les Entretiens), mais à un texte recueilli dans l' Anthropo-

logie structurale et complété en 1958 par des allusions aux

Tristes tropiques. L'écriture y est définie la condition de Vinau-

thenticité sociale :

« ... à cet égard, ce sont les sociétés de l'homme moderne

qui devraient plutôt être définies par un caractère privatif.

Nos relations avec autrui ne sont plus, que de façon occa-

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