De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

sionnelle et fragmentaire, fondées sur une expérience globale,



cette appréhension concrète d'un sujet par un autre. Elles

résultent, pour une large part, de reconstructions indirectes,

à travers des documents écrits. Nous sommes reliés à notre

passé, non plus par une tradition orale qui implique un



contact vécu avec des personnes — conteurs, prêtres, sages

ou anciens —, mais par des livres entassés dans des biblio-

thèques et à travers lesquels la critique s'évertue — avec

quelles difficultés — à reconstituer le visage de leurs auteurs.

Et sur le plan du présent, nous communiquons avec l'im-

mense majorité de nos contemporains par toutes sortes d'inter-

médiaires — documents écrits ou mécanismes administratifs

— qui élargissent sans doute immensément nos contacts, mais

leur confèrent en même temps un caractère d'inauthenticité.

Celui-ci est devenu la marque même des rapports entre le

citoyen et les Pouvoirs. Nous n'entendons pas nous livrer

au paradoxe, et définir de façon négative l'immense révo-

lution introduite par l'invention de l'écriture. Mais il est indis-

pensable de se rendre compte qu'elle a retiré à l'humanité

quelque chose d'essentiel, en même temps qu'elle lui appor-

tait tant de bienfaits » (Pp. 400-402. Nous soulignons).

Dès lors, la mission de l'ethnologue comporte une signification

éthique : repérer sur le terrain les « niveaux d'authenticité ». Le

critère de l'authenticité, c'est la relation de « voisinage » dans

les petites communautés où « tout le monde connaît tout le

monde » :

« Si l'on considère avec attention les points d'insertion de

l'enquête anthropologique, on constate, au contraire, qu'en

s'intéressant de plus en plus à l'étude des sociétés modernes,

l'anthropologie s'est attachée à y reconnaître et à y isoler des

niveaux d'authenticité. Ce qui permet à l'ethnologue de se

trouver sur un terrain familier quand il étudie un village,

une entreprise, ou un « voisinage » de grande ville (comme

disent les Anglo-Saxons : neighbourhood), c'est que tout le

monde y connaît tout le monde, ou à peu près... ». « L'avenir

jugera sans doute que la plus importante contribution de

l'anthropologie aux sciences sociales est d'avoir introduit

(d'ailleurs inconsciemment) cette distinction capitale entre deux

modalités d'existence sociale : un genre de vie perçu à l'ori-

gine comme traditionnel et archaïque, qui est avant tout

celui des sociétés authentiques ; et des formes d'apparition plus

récente, dont le premier type n'est certainement pas absent,

mais où des groupes imparfaitement et incomplètement authen-

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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU

tiques se trouvent organisés au sein d'un système plus vaste,

lui-même frappé d'inauthenticité » (pp. 402-403).

La clarté de ce texte se suffit à elle-même. « L'avenir jugera

sans doute » si telle est en effet « la plus importante contri-

bution de l'anthropologie aux sciences sociales ». Ce modèle de

petite communauté à structure « cristalline », tout entière pré-

sente à soi, rassemblée dans son propre voisinage est sans doute

rousseauiste.

Nous aurons à le vérifier de très près sur plus d'un texte.

Pour le moment, et toujours pour les mêmes raisons, tournons-

nous plutôt du côté de l'Essai. Rousseau y montre que la



distance sociale, la dispersion du voisinage est la condition de

l'oppression, de l'arbitraire, du vice. Les gouvernements d'op-

pression font tous le même geste : rompre la présence, la co-

présence des citoyens, l'unanimité du «. peuple assemblé »,

créer une situation de dispersion, tenir les sujets épars, inca-

pables de se sentir ensemble dans l'espace d'une seule et même

parole, d'un seul et même échange persuasif. Ce phénomène

est décrit dans le dernier chapitre de l'Essai. L'ambiguïté main-

tenant reconnue de cette structure est telle qu'on peut aussitôt

en renverser le sens et montrer que cette co-présence est parfois

aussi celle de la foule soumise à la harangue démagogique.

Rousseau, lui, n'a pas manqué de donner de sa vigilance devant

une telle inversion, des signes qu'il faudra bien lire. Néan-

moins l'Essai nous met d'abord en garde contre les structures de

la vie sociale et de l'information dans la machine politique

moderne. C'est un éloge de l'éloquence ou plutôt de l'élocution

de la parole pleine, une condamnation des signes muets et

impersonnels : argent, tracts (« placards »), armes et soldats

en uniforme :

« Les langues se forment naturellement sur les besoins des

hommes ; elles changent et s'altèrent selon les changements de

ces mêmes besoins. Dans les anciens temps, où la persuasion

tenait lieu de force publique, l'éloquence était nécessaire.

A quoi servirait-elle aujourd'hui, que la force publique supplée

à la persuasion ? L'on n'a besoin ni d'art ni de figure pour

dire, tel est mon plaisir. Quels discours restent donc à faire

au peuple assemblé ? des sermons. Et qu'importe à ceux qui

les, font de persuader le peuple, puisque ce n'est pas lui

qui nomme aux bénéfices-? Les langues populaires nous sont

devenues aussi parfaitement inutiles que l'éloquence. Les

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DE LA GRAMMATOLOGIE

sociétés ont pris leur dernière forme : on n'y change plus

rien qu'avec du canon et des écus ; et comme on n'a plus

rien à dire au peuple, sinon, donnez de l'argent, on le dit

avec des placards au coin des rues, ou des soldats dans les

maisons. Il ne faut assembler personne pour cela : au contraire,

il faut tenir les sujets épars ; c'est la première maxime de la

politique moderne... Chez les anciens on se faisait entendre

aisément au peuple sur la place publique ; on y parlait

tout un jour sans s'incommoder... Qu'on suppose un homme

haranguant en français le peuple de Paris dans la place

Vendôme : qu'il crie à pleine tête, on entendra qu'il crie, on

ne distinguera pas un mot... Si les charlatans des places

abondent moins en France qu'en Italie, ce n'est pas qu'en

France ils soient moins écoutés, c'est seulement qu'on ne les

entend pas si bien... Or, je dis que toute langue avec laquelle

on ne peut se faire entendre au peuple assemblé est une

langue servile : il est impossible qu'un peuple demeure libre

et qu'il parle cette langue-là » (Chap. XX, Rapport des langues

aux gouvernements).

Présence à soi, proximité transparente dans le face-à-face

des visages et l'immédiate portée de voix, cette détermination

de l'authenticité sociale est donc classique : rousseauiste mais

déjà héritière du platonisme, elle communique, rappelons-le,

avec la protestation anarchiste et libertaire contre la Loi, les

Pouvoirs et l'Etat en général, avec le rêve aussi des socialismes

utopiques du XIX

e

 siècle, très précisément avec celui du fourié-



risme. Dans son laboratoire, ou plutôt dans son atelier, l'ethno-

logue dispose donc aussi de ce rêve, comme d'une pièce ou

d'un instrument parmi d'autres. Servant le même désir obstiné

dans lequel l'ethnologue « met toujours quelque chose de soi »,

cet outil doit composer avec d'autres « moyens du bord ».

Car l'ethnologue se veut aussi freudien, marxiste (d'un

« marxisme », on s'en souvient, dont le travail critique ne serait

ni en « opposition » ni en « contradiction » avec « la critique

bouddhiste ») et il se dit même tenté par le « matérialisme

vulgaire »

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.

La seule faiblesse du bricolage — mais à ce titre, n'est-elle



pas irrémédiable ? — c'est de ne pouvoir se justifier de part

en part en son propre discours. Le déjà-là des instruments et

des concepts ne peut être défait ou ré-inventé. En ce sens, le

30. Esprit, nov. 1963, p. 652. Cf. aussi Le cru et le cuit, p. 35

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