DE LA GRAMMATOLOGIE
son appartenance métaphysique. Nous savons pourtant que la
thématique du signe est depuis près d'un siècle le travail d'agonie
d'une tradition qui prétendait soustraire le sens, la vérité, la
présence, l'être, etc., au mouvement de la signification. En sus-
pectant, comme nous venons de le faire, la différence entre
signifié et signifiant ou l'idée de signe en général, nous devons
préciser aussitôt qu'il ne s'agit pas de le faire depuis une ins-
tance de la vérité présente, antérieure, extérieure ou supérieure
au signe, depuis le lieu de la différence effacée. Bien au
contraire. Nous nous inquiétons de ce qui, dans le concept
de signe — qui n'a jamais existé ni fonctionné hors de l'his-
toire de la philosophie (de la présence) — reste systématique-
ment et généalogiquement déterminé par cette histoire. C'est
par là que le concept et surtout le travail de la déconstruction,
son « style », restent par nature exposés aux malentendus et à la
méconnaissance.
L'extériorité du signifiant est l'extériorité de l'écriture en
général et nous tenterons de montrer plus loin qu'il n'y a pas
de signe linguistique avant l'écriture. Sans cette extériorité, l'idée
même de signe tombe en ruine. Comme tout notre monde et
tout notre langage s'écrouleraient avec elle, comme son évidence
et sa valeur gardent, à un certain point de dérivation, une
indestructible solidité, il y aurait quelque niaiserie à conclure
de son appartenance à une époque qu'il faille « passer à autre
chose » et se débarrasser du signe, de ce terme et de cette
notion. Pour percevoir convenablement le geste que nous esquis-
sons ici, il faudra entendre d'une façon nouvelle les expressions
« époque », « clôture d'une époque », « généalogie historique » ;
et d'abord les soustraire à tout relativisme.
Ainsi, à l'intérieur de cette époque, la lecture et l'écriture,
la production ou l'interprétation des signes, le texte en général,
comme tissu de signes, se laissent confiner dans la secondarité.
Les précèdent une vérité ou un sens déjà constitués par et
dans l'élément du logos. Même quand la chose, le « réfèrent »,
n'est pas immédiatement en rapport avec le logos d'un dieu
créateur où elle a commencé par être sens parlé-pensé, le signifié
a en tout cas un rapport immédiat avec le logos en général (fini
ou infini), médiat avec le signifiant, c'est-à-dire avec l'extériorité
de l'écriture. Quand il semble en aller autrement, c'est qu'une
médiation métaphorique s'est insinuée dans le rapport et a
simulé l'immédiateté : l'écriture de la vérité dans l'âme, opposée
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LA FIN DU LIVRE ET LE COMMENCEMENT DE L'ÉCRITURE
par le Phèdre (278 a) à la mauvaise écriture (à l'écriture au sens
« propre » et courant, à l'écriture « sensible », « dans l'espace »),
le livre de la nature et l'écriture de Dieu, au Moyen Age en
particulier ; tout ce qui fonctionne comme métaphore dans ces
discours confirme le privilège du logos et fonde le sens « propre »
donné alors à l'écriture : signe signifiant un signifiant signifiant
lui-même une vérité éternelle, éternellement pensée et dite dans
la proximité d'un logos présent. Le paradoxe auquel il faut se
rendre attentif est alors le suivant : l'écriture naturelle et uni-
verselle, l'écriture intelligible et intemporelle est ainsi nommée
par métaphore. L'écriture sensible, finie, etc., est désignée
comme écriture au sens propre ; elle est alors pensée du côté
de la culture, de la technique et de l'artifice : procédé humain,
ruse d'un être incarné par accident ou d'une créature finie.
Bien entendu, cette métaphore reste énigmatique et renvoie à
un sens « propre » de l'écriture comme première métaphore. Ce
sens « propre » est encore impensé par les tenants de ce discours.
Il ne s'agirait donc pas d'inverser le sens propre et le sens
figuré mais de déterminer le sens « propre » de l'écriture comme
la métaphoricité elle-même.
Dans Le symbolisme du livre, ce beau chapitre de La litté-
rature européenne et le Moyen Age latin, E. R. Curtius décrit
avec une grande richesse d'exemples l'évolution qui conduit
du Phèdre à Calderon, jusqu'à paraître « inverser la situation »
(tr. fr. p. 372) par la « nouvelle considération dont jouissait
le livre » (p. 374). Il semble pourtant que cette modification,
si importante soit-elle en effet, abrite une continuité fondamen-
tale. Comme c'était le cas pour l'écriture de la vérité dans l'âme,
chez Platon, c'est encore au Moyen Age une écriture entendue
au sens métaphorique, c'est-à-dire une écriture naturelle, éter-
nelle et universelle, le système de la vérité signifiée, qui est
reconnue dans sa dignité. Comme dans le Phèdre, une certaine
écriture déchue continue de lui être opposée. Il faudrait écrire
une histoire de cette métaphore opposant toujours l'écriture
divine ou naturelle à l'inscription humaine et laborieuse, finie
et artificieuse. Il faudrait en articuler rigoureusement les étapes
marquées par les repères que nous accumulons ici, suivre le
thème du livre de Dieu (nature ou loi, en vérité loi naturelle)
à travers toutes ses modifications.
Rabbi Eliezer a dit : « Si toutes les mers étaient d'encre,
tous les étangs plantés de calames, si le ciel et la terre étaient
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DE LA GRAMMATOLOGIE
des parchemins et si tous les humains exerçaient l'art d'écrire
— ils n'épuiseraient pas la Thora apprise par moi, alors que la
Thora elle-même ne s'en trouve diminuée que d'autant qu'en
emporte la pointe de pinceau trempé dans la mer
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. »
Galilée :
« La nature est écrite en langage mathématique. »
Descartes :
« ... à lire le grand livre du monde... »
Cléanthe, au nom de la religion naturelle, dans les Dialogues...
de Hume :
« Et ce livre qu'est la nature contient une grande et inex-
plicable énigme, plutôt qu'aucun discours ou raisonnement
intelligible. »
Bonnet :
« Il me paraît plus philosophique de présumer que notre
terre est un livre que le grand Etre a donné à lire à des
intelligences qui nous sont fort supérieures, et où elles étudient
à fond les traits infiniment multipliés et variés de son ado-
rable sagesse. »
G. H. Von Schubert :
« Cette langue faite d'images et d'hiéroglyphes, dont se
sert la Sagesse suprême dans toutes ses révélations à l'huma-
nité — qui se retrouve dans le langage tout voisin de la
Poésie — et qui, dans notre condition actuelle, ressemble
davantage à l'expression métaphorique du rêve qu'à la prose
de la veille, — on peut se demander si cette langue n'est
pas la véritable langue de la région supérieure. Si, tandis
que nous nous croyons éveillés, nous ne sommes pas plongés
dans un sommeil millénaire, ou au moins dans l'écho de ses
rêves, où nous ne percevons de la langue de Dieu que quelques
paroles isolées et obscures, comme un dormeur perçoit les
discours de son entourage. »
Jaspers :
« Le monde est le manuscrit d'un autre, inaccessible à
une lecture universelle et que seule l'existence déchiffre. »
Il faut surtout éviter de négliger les différences profondes
7. Cité par E. Levinas, in Difficile liberté, p. 44.
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