De la grammatologie


LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU



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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU

passage du désir au discours se perd toujours dans le bricolage,

il bâtit ses palais avec des gravats (« La pensée mythique...

bâtit ses palais idéologiques avec les gravats d'un discours

sol ancien ». La pensée sauvage, p. 32). Dans le meilleur

des cas, le discours bricoleur peut s'avouer lui-même, avouer

en soi-même son désir et sa défaite, donner à penser l'essence

et la nécessité du déjà-là, reconnaître que le discours le plus

radical, l'ingénieur le plus inventif et le plus systématique sont

surpris, circonvenus par une histoire, un langage, etc., un monde

(car « monde » ne veut rien dire d'autre) auquel ils doivent

emprunter leurs pièces, fût-ce pour détruire l'ancienne machine

(la bricole semble d'ailleurs avoir été d'abord machine de guerre

ou de chasse, construite pour détruire. Et qui peut croire à

l'image du paisible bricoleur ?). L'idée de l'ingénieur rompant

avec tout bricolage relève de la théologie créationniste. Seule

une telle théologie peut accréditer une différence essentielle

et rigoureuse entre l'ingénieur et le bricoleur. Mais que l'ingé-

nieur soit toujours une espèce de bricoleur, cela ne doit pas

ruiner toute critique du bricolage, bien au contraire. Critique

en quel sens ? Tout d'abord, si la différence entre bricoleur et

ingénieur est en son fond théologique, le concept même du brico-

lage implique une déchéance et une finitude accidentelles. Or il

faut abandonner cette signification techno-théologique pour

penser l'originaire appartenance du désir au discours, du discours

à l'histoire du monde, et le déjà-là du langage dans lequel se

leurre le désir. Puis, à supposer qu'on conserve, par bricolage,

l'idée de bricolage, encore faut-il savoir que tous les bricolages

ne se valent pas. Le bricolage se critique lui-même.

Enfin la valeur « d'authenticité sociale » est l'un des deux

pôles indispensables dans la structure de la moralité en général.

L'éthique de la parole vive serait parfaitement respectable, tout

utopique et atopique qu'elle est (c'est-à-dire déliée de l'espace-

ment et de la différance comme écriture), elle serait respectable

comme le respect lui-même si elle ne vivait pas d'un leurre et

du non-respect de sa propre condition d'origine, si elle ne

rêvait pas dans la parole la présence refusée à l'écriture, refusée

par l'écriture. L'éthique de la parole est le leurre de la présence

maîtrisée. Comme la bricole, le leurre désigne d'abord, un strata-

gème de chasseur. C'est un terme de fauconnerie : « mor-

ceau de cuir rouge, dit Littré, en forme d'oiseau, qui sert pour

rappeler l'oiseau de proie lorsqu'il ne revient pas droit sur le

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DE LA GRAMMATOLOGIE

poing ». Exemple : « Son maître le rappelle et crie et se tour-

mente, lui présente le leurre et le poing, mais en vain (La Fon-

taine) ».

Reconnaître l'écriture dans la parole, c'est-à-dire la diffé-

rance et l'absence de parole, c'est commencer à penser le leurre.

Il n'y a pas d'éthique sans présence de l'autre mais aussi et

par conséquent sans absence, dissimulation, détour, différance,

écriture. L'archi-écriture est l'origine de la moralité comme

de l'immoralité. Ouverture non-éthique de l'éthique". Ouverture

violente. Comme on l'a fait pour le concept vulgaire d'écriture,

il faut sans doute suspendre rigoureusement l'instance éthique

de la violence pour répéter la généalogie de la morale.

Uni au mépris de l'écriture, l'éloge de la portée de voix est

donc commun à Rousseau et à Lévi-Strauss. Néanmoins, dans

des textes que nous devons lire maintenant, Rousseau se méfie

aussi de l'illusion de la parole pleine et présente, de l'illusion de

présence dans une parole qu'on croit transparente et innocente.

C'est vers l'éloge du silence qu'est alors déporté le mythe de la

présence pleine arrachée à la différance et à la violence du verbe.

Toujours, d'une certaine manière, la « force publique » a déjà

commencé à « suppléer à la persuasion ».

Il est peut-être temps de relire l'Essai sur l'origine des langues.

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chapitre 2

« ce dangereux supplément... »

Que de voix vont s'élever contre moi ! J'en-

tends de loin les clameurs de cette fameuse

sagesse qui nous jette incessamment hors

de nous, qui compte toujours le présent

pour rien, et, poursuivant sans relâche un

avenir qui fuit à mesure qu'on avance, à

force de nous transporter où nous ne

sommes pas, nous transporte où nous ne

serons jamais.

Emile ou de l'éducation.

Tous les papiers que j'avais rassemblés

pour suppléer à ma mémoire et me gui-

der dans cette entreprise, passés en d'au-

tres mains, ne rentreront plus dans les

miennes.


Confessions.

Nous l'avons laissé entendre à plusieurs reprises : l'éloge de

la parole vive, tel qu'il préoccupe le discours de Lévi-Strauss,

n'est fidèle qu'à un certain motif de la pensée de Rousseau.

Ce motif compose et s'organise avec son contraire : une

méfiance sans cesse ranimée à l'égard de, la parole dite pleine.

Dans l'allocution, la présence est à la fois promise et refusée.

La parole que Rousseau a élevée au-dessus de l'écriture, c'est

la parole telle qu'elle devrait être ou plutôt telle qu'elle aurait

 être. Et nous devrons être attentif à ce mode, à ce temps

qui nous rapporte à la présence dans la collocution vivante.



En fait, Rousseau avait éprouvé le dérobement dans la parole

même, dans le mirage de son immédiateté. Il l'avait reconnu

et analysé avec une incomparable acuité. Nous sommes dépos-

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