De la grammatologie


« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »



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« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »

Il nous faut donc, à partir de ce schéma problématique,

penser ensemble l'expérience et la théorie rousseauistes de l'écri-

ture, l'accord et le discord qui, sous le titre de l'écriture, rap-

portent Jean-Jacques à Rousseau, unissant et divisant son nom

propre. Du côté de l'expérience, un recours à la littérature

comme réappropriation de la présence, c'est-à-dire nous le ver-

rons, de la nature ; du côté de la théorie, un réquisitoire contre la

négativité de la lettre, en laquelle il faut lire la dégéneresence

de la culture et la disruption de la communauté.

Si l'on veut bien l'entourer 'de toute la constellation de

concepts qui font système avec lui, le mot de supplément

paraît ici rendre compte de l'étrange unité de ces deux gestes.

Dans les deux cas, en effet, Rousseau considère l'écriture

comme un moyen dangereux, un secours menaçant, la réponse

critique à une situation de détresse. Quand la nature, comme

proximité à soi, vient à être interdite ou interrompue, quand

la parole échoue à protéger la présence, l'écriture devient néces-

saire. Elle doit d'urgence s'ajouter au verbe. Nous avions déjà,

par anticipation, reconnu une des formes de cette addition :

la parole étant naturelle ou du moins l'expression naturelle

de la pensée, la forme d'institution ou de convention la plus

naturelle pour signifier la pensée, l'écriture s'y ajoute, s'y

adjoint comme une image ou une représentation. En ce sens,

elle n'est pas naturelle. Elle fait dériver dans la représenta-

tion et dans l'imagination une présence immédiate de la pensée

à la parole. Ce recours n'est pas seulement « bizarre », il est

dangereux. C'est l'addition d'une technique, c'est une sorte de

ruse artificielle et artificieuse pour rendre la parole présente

lorsqu'elle est en vérité absente. C'est une violence faite à la

destinée naturelle de la langue :

« Les langues sont faites pour être parlées, l'écriture ne

sert que de supplément à la parole... La parole représente la

pensée par des signes conventionnels, et l'écriture représente

de même la parole. Ainsi l'art d'écrire n'est qu'une représen-

tation médiate de la pensée. »

L'écriture est dangereuse dès lors que la représentation veut

s'y donner pour la présence et le signe pour la chose même.

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DE LA GRAMMATOLOGIE

Et il y a une nécessité fatale, inscrite dans le fonctionnement

même du signe, à ce que le substitut fasse oublier sa fonc-

tion de vicariance et se fasse passer pour la plénitude d'une

parole dont il ne fait pourtant que suppléer la carence et

l'infirmité. Car le concept de supplément — qui détermine ici

celui d'image représentative — abrite en lui deux significa-

tions dont la cohabitation est aussi étrange que nécessaire. Le

supplément s'ajoute, il est un surplus, une plénitude enrichis-

sant une autre plénitude, le comble de la présence. Il cumule

et accumule la présence. C'est ainsi que l'art, la technè, l'image,

la représentation, la convention, etc., viennent en supplément

de la nature et sont riches de toute cette fonction de cumul.

Cette espèce de la supplémentarité détermine d'une certaine

manière toutes les oppositions conceptuelles dans lesquelles

Rousseau inscrit la notion de nature en tant qu'elle devrait

se suffire à elle-même.

Mais le supplément supplée. Il ne s'ajoute que pour rem-

placer. Il intervient ou s'insinue à-la-place-de ; s'il comble,

c'est comme on comble un vide. S'il représente et fait image,

c'est par le défaut antérieur d'une présence. Suppléant et

vicaire, le supplément est un adjoint, une instance subalterne

qui tient-lieu. En tant que substitut, il ne s'ajoute pas sim-

plement à la positivité d'une présence, il ne produit aucun

relief, sa place est assignée dans la structure par la marque

d'un vide. Quelque part, quelque chose ne peut se remplir



de soi-même, ne peut s'accomplir qu'en se laissant combler

par signe et procuration. Le signe est toujours le supplément

de la chose même.

Cette deuxième signification du supplément ne se laisse pas

distraire de la première. Elles sont toutes deux à l'oeuvre dans

les textes de Rousseau, nous aurons constamment à le vérifier.

Mais l'inflexion varie d'un moment à l'autre. Chacune des

deux significations s'efface à son tour ou s'estompa discrète-

ment devant l'autre. Mais leur fonction commune se reconnaît

à ceci : qu'il s'ajoute ou qu'il se substitue, le supplément est



extérieur, hors de la positivité à laquelle il se surajoute, étran-

ger à ce qui, pour être par lui remplacé, doit être autre que lui.

A la différence du complément, disent les dictionnaires, le

supplément est une « addition extérieure » (Robert).

Or 1? négativité du mal aura toujours selon Rousseau la

forme de la supplémentarité. Le mal est extérieur à une nature,

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à ce qui est par nature innocent et bon. Il survient à la nature.

Mais il le fait toujours sous l'espèce de la suppléance de ce

qui devrait ne point se manquer à soi.

Ainsi, la présence, qui est toujours naturelle, c'est-à-dire,

chez Rousseau plus que chez un autre, maternelle, devrait se

suffire à elle-même. Son essence, autre nom de la présence,

se donne à lire à travers la grille de ce conditionnel. Comme

celle de la nature, « la sollicitude maternelle ne se supplée

point », dit l'Emile



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. Elle ne se supplée point, cela veut dire

qu'elle n'a pas à être suppléée : elle suffit et se suffit ; mais

cela veut dire. aussi qu'elle est irremplaçable : ce que l'on

voudrait y substituer ne l'égalerait pas, ne serait qu'un médiocre

pis-aller. Cela veut dire enfin que la nature ne se supplée

point : son supplément ne procède pas d'elle-même, ne lui

est pas seulement inférieur mais autre.

Et pourtant toute l'éducation, pièce maîtresse de la pensée

rousseauiste, sera décrite ou prescrite comme un système de

suppléance destiné à reconstituer le plus naturellement possible

l'édifice de la nature. Le premier chapitre de l'Emile annonce

la fonction de cette pédagogie. Bien que la sollicitude mater-

nelle ne se supplée point, « il vaut mieux que l'enfant suce

le lait d'une nourrice en santé, que d'une mère gâtée, s'il avait

quelque nouveau mal à craindre du même sang dont il est

formé » (ibid). C'est bien la culture qui doit suppléer une

nature déficiente, d'une déficience qui ne peut être, par défi-

nition, qu'un accident et un écart de la nature. La culture

s'appelle ici habitude : elle est nécessaire et insuffisante dès

lors que la substitution des mères ne s'envisage plus « seule-

ment par le côté physique » :

« D'autres femmes, des bêtes même, pourront lui donner

le lait qu'elle lui refuse : la sollicitude maternelle ne se

supplée point. Celle qui nourrit l'enfant d'une autre au lieu

du sien est une mauvaise mère : comment sera-t-elle bonne

nourrice ? Elle pourra le devenir, mais lentement ; il faudra

que l'habitude change la nature... » (ibid).

2. Edition Gamier, p. 17. Nos références ne renverront aux

Œuvres Complètes (Editions de la Pléiade) que dans les cas où

le texte aura été publié dans l'un des trois tomes actuellement parus.

Les autres œuvres seront citées dans l'édition Garnier. De l'Essai

sur l'origine des langues, que nous citons d'après l'édition Belin

(1817) nous indiquerons, par commodité, les numéros de chapitres.

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