De la grammatologie



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« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »

sûre protection : contre cette menace elle-même. C'est pourquoi

il est impossible d'y renoncer. Et l'auto-affection sexuelle,

c'est-à-dire l'auto-affection en général, ne commence ni ne finit

avec ce que l'on 'croit pouvoir circonscrire sous le nom de

masturbation. Le supplément n'a pas seulement le pouvoir de



procurer une présence absente à travers son image : nous la

procurant par procuration de signe, il la tient à distance et la

maîtrise. Car cette présence est à la fois désirée et redoutée.

Le supplément transgresse et à la fois respecte l'interdit. C'est

ce que permet aussi l'écriture comme supplément à la parole ;

mais déjà aussi la parole comme écriture en général. Son éco-

nomie nous expose et nous protège à la fois selon le jeu des

forces et des différences de forces. Ainsi, le supplément est

dangereux en ce qu'il nous menace de mort, mais il ne l'est

point autant, pense ici Jean-Jacques Rousseau, que 1' « habi-

tation des femmes ». La jouissance elle-même, sans symbole

ni supplétif, celle qui nous accorderait (à) la présence pure

elle-même, si quelque chose de tel était possible, ne serait qu'un

autre nom de la mort. Rousseau le dit :

« Jouir ! Ce sort est-il fait pour l'homme ? Ah ! si jamais

une seule fois en ma vie j'avais goûté dans leur plénitude

toutes les délices de l'amour, je n'imagine pas que ma frêle

existence y eût pu suffire, je serais mort sur le fait »



(Confessions L. 8).

Si l'on s'en tient à l'évidence universelle, à la valeur néces-

saire et a priori de cette proposition en forme de soupir, il

faut aussitôt reconnaître que 1' « habitation des femmes »,

l'hétéro-érotisme, ne peut être vécu (effectivement, réellement,

comme on croit pouvoir dire) qu'à pouvoir accueillir en soi

sa propre protection supplémentaire. C'est dire qu'entre l'auto-

érotisme et l'hétéro-érotisme, il n'y a pas une frontière mais

une distribution économique. C'est à l'intérieur de cette

règle générale que se découpent les différences. Ainsi celle

de Rousseau. Et avant de tenter, ce que nous ne préten-

dons pas faire ici, de cerner la pure singularité de l'économie

ou de l'écriture de Rousseau, il faut prudemment relever et

articuler entre elles toutes les nécessités structurales ou essen-

tielles, à leurs diverses hauteurs de généralité.

C'est à partir d'une certaine représentation déterminée de

1' « habitation des femmes » que Rousseau a dû recourir

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DE LA GRAMMATOLOGIE

toute sa vie à ce type de supplément dangereux qu'on appelle

masturbation et qu'on ne peut dissocier de son activité d'écri-

vain. Jusqu'à la fin. Thérèse — la Thérèse dont nous pouvons

parler, Thérèse dans le texte, celle dont le nom et la « vie »

appartiennent à l'écriture que nous lisons — l'a éprouvé à

ses dépens. Dans le livre XII des Confessions, au moment où

« il faut dire tout », la « double raison » de certaines « réso-

lutions » nous est confiée :

« Il faut dire tout : je n'ai dissimulé ni les vices de ma

pauvre Maman ni les miens ; je ne dois pas faire plus de

grâce à Thérèse, et quelque plaisir que je prenne à rendre

honneur à une personne qui m'est chère, je ne veux pas non

plus déguiser ses torts si tant est même qu'un changement

involontaire dans les affections du cœur soit un vrai tort.

Depuis longtemps je m'apercevais de l'attiédissement du

sien... Je retombai dans le même inconvénient dont j'avais

senti l'effet auprès de Maman, et cet effet fut le même

auprès de Thérèse : n'allons pas chercher des perfections hors

de la nature ; il serait le même auprès de quelque femme que

ce fût... Ma situation, cependant, était alors la même, et

pire encore par l'animosité de mes ennemis, qui ne cherchaient

qu'à me prendre en faute. Je craignis la récidive, et n'en

voulant pas courir le risque j'aimais mieux me condamner à

l'abstinence que d'exposer Thérèse à se voir derechef dans

le même cas. J'avais d'ailleurs remarqué que l'habitation des

femmes empirait sensiblement mon état. Cette double raison

m'avait fait former des résolutions que j'avais quelquefois

assez mal tenues ; mais dans lesquelles je persistais avec plus de

constance depuis trois ou quatre ans » (p. 595).

Dans le Manuscrit de Paris, après « empirait sensiblement

mon état ! », on peut lire : « le vice équivalent dont je n'ai

jamais pu bien me guérir m'y paraissait moins contraire. Cette

double raison "... »

Cette perversion consiste à préférer le signe et me tient à

l'abri de la dépense mortelle. Certes. Mais cette économie appa-

remment égoïste fonctionne aussi dans tout un système de

représentation morale. L'égoïsme est racheté par la culpabilité.

Celle-ci détermine l'auto-érotisme comme déperdition fatale et

blessure de soi par soi. Mais comme je ne fais ainsi de mal

qu'à moi-même, cette perversion n'est pas vraiment condam-

9. Voir la note des éditeurs, p. 1569.

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« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »

nable. Rousseau l'explique dans plus d'une lettre. Ainsi : « A

cela près et des vices qui n'ont jamais fait de mal qu'à moi,

je puis exposer à tous les yeux une vie irréprochable dans tout

le secret de mon cœur » (à M. de Saint-Germain, 26-2-70).

« J'ai de grands vices, mais ils n'ont jamais fait de mal qu'à

moi » (à M. Le Noir, 15-1-72

 10


).

Jean-Jacques n'a pu chercher ainsi un supplément à Thé-

rèse qu'à une condition : que le système de la supplémentarité

en général fût déjà ouvert dans sa possibilité, que le jeu des

substitutions fût depuis longtemps engagé et que d'une cer-

taine manière Thérèse elle-même fût déjà un supplément.

Comme Maman l'était déjà d'une mère inconnue, et comme la

« vraie mère » elle-même, à laquelle s'arrêtent les « psycha-

nalyses » connues du cas Jean-Jacques Rousseau, l'eût aussi

été, d'une certaine manière, dès la première trace, et même si elle

n'était pas « vraiment » morte en donnant naissance. Voici la

chaîne des suppléments. Le nom de Maman en désigne déjà

un :


« Ah, ma Thérèse ! je suis trop heureux de te posséder

sage et saine, et de ne pas trouver ce que je ne cherchais

pas. [Il s'agit du « pucelage », que Thérèse vient d'avouer

avoir, innocemment et par accident, perdu.] Je n'avais cherché

d'abord qu'à me donner un amusement. Je vis que j'avais

plus fait et que je m'étais donné une compagne. Un peu

d'habitude avec cette excellente fille, un peu de réflexion

sur ma situation me firent sentir qu'en ne songeant qu'à mes

plaisirs j'avais beaucoup fait pour mon bonheur. Il fallait

à la place de l'ambition éteinte un sentiment vif qui remplit

mon cœur. Il fallait, pour tout dire, un successeur à Maman ;

puisque je ne devais plus vivre avec elle il me fallait quel-

qu'un qui vécût avec son élève, et en qui je trouvasse la

simplicité, la docilité de cœur qu'elle avait trouvée en moi. II

fallait que la douceur de la vie privée et domestique me



dédommageât du sort brillant auquel je renonçais. Quand

j'étais absolument seul mon cœur était vide, mais il n'en

fallait qu'un pour le remplir. Le sort m'avait ôté, m'avait

aliéné du moins en partie, celui pour lequel la nature m'avait

fait. Dès lors j'étais seul, car il n'y eut jamais pour moi

d'intermédiaire entre tout et rien. Je trouvais dans Thérèse le

supplément dont j'avais besoin »

 11


.

10. Voir aussi les Confessions (p. 109, note des éditeurs).

11. Pp. 331-332 ( Nous soulignons.) Starobinski (La transparence

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