LA FIN DU LIVRE ET LE COMMENCEMENT DE L ' É C R I T U R E
qui marquent tous ces traitements de la même métaphore. Dans
l'histoire de ce traitement, la coupure la plus décisive apparaît
au moment où se constitue, en même temps que la science de
la nature, la détermination de la présence absolue comme pré-
sence à soi, comme subjectivité. C'est le moment des grands
rationalismes du XVII
e
siècle. Dès lors, la condamnation de
l'écriture déchue et finie prendra une autre forme, celle dont
nous vivons encore : c'est la non-présence à soi qui sera
dénoncée. Ainsi commencerait à s'expliquer l'exemplarité du
moment « rousseauiste » dont nous nous approcherons plus
tard. Rousseau répète le geste platonicien en se référant main-
tenant à un autre modèle de la présence : présence à soi dans
le sentiment, dans le cogito sensible qui porte simultanément
en soi l'inscription de la loi divine. D'un côté, l'écriture repré-
sentative, déchue, seconde, instituée, l'écriture au sens propre
et étroit, est condamnée dans l'Essai sur l'origine des langues
(elle « énerve » la parole ; « juger du génie » par les livres,
c'est « vouloir peindre un homme sur son cadavre », etc.).
L'écriture au sens courant est lettre morte, elle est porteuse de
mort. Elle essouffle la vie. D'un autre côté, sur l'autre face
du même propos, l'écriture au sens métaphorique, l'écriture
naturelle, divine et vivante, est vénérée ; elle est égale, en dignité,
à l'origine de la valeur, à la voix de la conscience comme loi
divine, au cœur, au sentiment, etc.
« La Bible est le plus sublime de tous les livres.... mais
enfin c'est un livre... ce n'est point sur quelques feuilles
éparses qu'il faut aller chercher la loi de Dieu, mais dans
le cœur de l'homme où sa main daigna l'écrire » (Lettre à
Vernes).
« Si la loi naturelle n'était écrite que dans la raison
humaine, elle serait peu capable de diriger la plupart de nos
actions. Mais elle est encore gravée dans le cœur de l'homme
en caractères ineffaçables... C'est là qu'elle lui crie... » (L'état
de guerre).
L'écriture naturelle est immédiatement unie à la voix et au
souffle. Sa nature n'est pas grammatologique mais pneumato-
logique. Elle est hiératique, toute proche de la sainte voix inté-
rieure de la Profession de foi, de la voix qu'on entend en ren-
trant en soi : présence pleine et vérace de la parole divine
à notre sentiment intérieur :
29
DE LA GRAMMATOLOGIE
« Plus je rentre en moi, plus je me consulte, et plus je
lis ces mots écrits dans mon âme : sois juste et tu seras
heureux... Je ne tire point ces règles des principes d'une
haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon cœur
écrites par la nature en caractères ineffaçables. »
Il y aurait beaucoup à dire sur le fait que l'unité native de la
voix et de l'écriture soit prescriptive. L'archi-parole est écriture
parce qu'elle est une loi. Une loi naturelle. La parole commen-
çante est entendue, dans l'intimité de la présence à soi, comme
voix de l'autre et comme commandement.
Il y a donc une bonne et une mauvaise écriture : la bonne
et naturelle, l'inscription divine dans le cœur et l'âme ; la per-
verse et l'artificieuse, la technique, exilée dans l'extériorité du
corps. Modification tout intérieure du schéma platonicien : écri-
ture de l'âme et écriture du corps, écriture du dedans et écri-
ture du dehors, écriture de la conscience et écriture des pas-
sions, comme il y a une voix de l'âme et une voix du corps :
« La conscience est la voix de l'âme, les passions sont la voix
du corps » (Profession de foi). La « voix de la nature », la
« sainte voix de la nature » se confondant avec l'inscription
et la prescription divines, il faut sans cesse retourner vers elle,
s'entretenir en elle, dialoguer entre ses signes, se parler et se
répondre entre ses pages.
« On eût dit que la nature étalait à nos yeux toute sa
magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens... »
« J'ai donc refermé tous les livres. Il en est un seul ouvert
à tous les yeux, c'est celui de la nature. C'est dans ce grand
et sublime livre que j'apprends à servir et adorer son
auteur. »
La bonne écriture a donc toujours été comprise. Comprise
comme cela même qui devait être compris : à l'intérieur d'une
nature ou d'une loi naturelle, créée ou non, mais d'abord pensée
dans une présence éternelle. Comprise, donc, à l'intérieur d'une
totalité et enveloppée dans un volume ou un livre. L'idée du
livre, c'est l'idée d'une totalité, finie ou infinie, du signifiant ;
cette totalité du signifiant ne peut être ce qu'elle est, une tota-
lité, que si une totalité constituée du signifié lui préexiste, sur-
veille son inscription et ses signes, en est indépendante dans
son idéalité. L'idée du livre, qui renvoie toujours à une totalité
naturelle, est profondément étrangère au sens de l'écriture. Elle
30
LA FIN DU LIVRE ET LE COMMENCEMENT DE L'ÉCRITURE
est la protection encyclopédique de la théologie et du logocen-
trisme contre la disruption de l'écriture, contre son énergie
aphoristique et, nous le préciserons plus loin, contre la diffé-
rence en général. Si nous distinguons le texte du livre, nous di-
rons que la destruction du livre, telle qu'elle s'annonce aujourd'hui
dans tous les domaines, dénude la surface du texte. Cette violence
nécessaire répond à une violence qui ne fut pas moins nécessaire.
L'être écrit.
L'évidence rassurante dans laquelle a dû s'organiser et doit
vivre encore la tradition occidentale serait donc celle-ci : l'ordre
du signifié n'est jamais contemporain, est au mieux l'envers
ou le parallèle subtilement décalé — le temps d'un souffle —
de l'ordre du signifiant. Et le signe doit être l'unité d'une hété-
rogénéité, puisque le signifié (sens ou chose, noème ou réalité)
n'est pas en soi un signifiant, une trace : en tout cas n'est pas
constitué dans son sens par son rapport à la trace possible.
L'essence formelle du signifié est la présence, et le privilège de
sa proximité au logos comme phonè est le privilège de la pré-
sence. Réponse inéluctable dès lors qu'on se demande « qu'est-
ce que le signe ? », c'est-à-dire lorsqu'on soumet le signe à la
question de l'essence, au « ti esti ». L' « essence formelle »
du signe ne peut être déterminée qu'à partir de la présence.
On ne peut contourner cette réponse, sauf à récuser la forme
même de la question et commencer à penser que le
cette
nommée, la seule, qui échappe à la question
institutrice de la philosophie : « Qu'est-ce que...
8
? »
Ici, en radicalisant les concepts d 'interprétation, de perspec-
tive, d'évaluation, de différence et tous les motifs « empiristes » ou
non-philosophiques qui, tout au long de l'histoire de l'Occident,
n'ont cessé de tourmenter la philosophie et n'avaient eu que la
faiblesse, d'ailleurs inéluctable, de se produire dans le champ phi-
losophique, Nietzsche, loin de rester simplement (avec Hegel
et comme le voudrait Heidegger) dans la métaphysique, aurait
puissamment contribué à libérer le signifiant de sa dépendance
ou de sa dérivation par rapport au logos et au concept connexe
8. C'est un thème que nous essayons de développer ailleurs (La
voix et le phénomène).
31
Dostları ilə paylaş: |