chapitre 3
genèse et structure de l' Essai sur l'origine
des langues
I. LA PLACE DE L'ESSAI
Qu'en est-il de la voix dans la logique du supplément ?
dans ce qu'il faudrait peut-être appeler sa « graphique » ?
Dans la chaîne des suppléments, il était difficile de séparer
l'écriture de l'onanisme. Ces deux suppléments ont au moins
en commun d'être dangereux. Ils transgressent un interdit et
sont vécus dans la culpabilité. Mais, selon l'économie de la
différance, ils confirment l'interdit qu'ils transgressent,
contournent un danger et réservent une dépense. Malgré eux
mais aussi grâce à eux, nous sommes autorisés à voir le soleil,
à mériter la lumière qui nous retient à la surface de la mine.
Quelle culpabilité s'attache-t-elle à ces deux expériences ?
Quelle culpabilité fondamentale s'y trouve-t-elle fixée ou
déportée ? Ces questions ne peuvent être élaborées en leur
lieu propre que si l'on a préalablement décrit la superficie
structurelle et « phénoménologique » de ces deux expériences,
et d'abord leur espace commun.
Dans les deux cas, la possibilité de l'auto-affection se mani-
feste comme telle : elle laisse une trace de soi dans le monde.
La résidence mondaine d'un signifiant devient inexpugnable.
L'écrit reste et l'expérience du touchant-touché admet le monde
en tiers. L'extériorité de l'espace y est irréductible. Dans la
structure générale de l'auto-affection, dans le se-donner-une-
présence ou une jouissance, l'opération du touchant-touché
accueille l'autre dans la mince différence qui sépare l'agir du
pâtir. Et le dehors, la surface exposée du corps, signifie, marque
à jamais la division qui travaille l'auto-affection.
235
DE LA GRAMMATOLOGIE
Or l'auto-affection est une structure universelle de l'expé-
rience. Tout vivant est en puissance d'auto-affection. Et seul
un être capable de symboliser, c'est-à-dire de s'auto-affecter,
peut se laisser affecter par l'autre en général. L'auto-affection
est la condition d'une expérience en général. Cette possibilité
— autre nom de la « vie » — est une structure générale articulée
par l'histoire de la vie et donnant lieu à des opérations com-
plexes et hiérarchisées. L'auto-affection, le quant-à-soi ou le
pour-soi, la subjectivité gagne en puissance et en maîtrise de
l'autre à mesure que son pouvoir de répétition s'idéalise. L'idéa-
lisation est ici le mouvement par lequel l'extériorité sensible,
celle qui m'affecte ou me sert de signifiant, se soumet à mon
pouvoir de répétition, à ce qui m'apparaît dès lors comme ma
spontanéité et m'échappe de moins en moins.
C'est à partir de ce schéma qu'il faut entendre la voix. Son
système requiert qu'elle soit immédiatement entendue de celui
qui l'émet. Elle produit un signifiant qui semble ne pas tomber
dans le monde, hors de l'idéalité du signifié, mais rester abrité,
au moment même où il atteint le système audio-phonique de
l'autre, dans l'intériorité pure de l'auto-affection. Elle ne tombe
pas dans l'extériorité de l'espace et dans ce qu'on appelle le
monde, qui n'est rien d'autre que le dehors de la voix. Dans la
parole dite « vive », l'extériorité spatiale du signifiant paraît
absolument réduite
1
. C'est à partir de cette possibilité qu'il faut
poser le problème du cri — de ce qu'on a toujours exclu,
du côté de l'animalité ou de la folie, comme le mythe du
cri inarticulé — et de la voix dans l'histoire de la vie.
Le colloque est donc une communication entre deux ori-
gines absolues qui, si l'on peut risquer cette formule, s'auto-
affectent réciproquement, répétant en écho immédiat l'auto-
affection produite par l'autre. L'immédiateté est ici le mythe
de la conscience. La voix et la conscience de voix — c'est-à-
dire la conscience tout court comme présence à soi — sont
le phénomène d'une auto-affection vécue comme suppression
de la différance. Ce phénomène, cette suppression présumée
de la différance, cette réduction vécue de l'opacité du signifiant
sont l'origine de ce qu'on appelle la présence. Est présent ce
qui n'est pas assujetti au processus de la différance. Le pré-
sent est ce à partir de quoi on croit pouvoir penser le temps.
1. Cf. La voix et le phénomène.
236
L « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
en effaçant la nécessité inverse : penser le présent à partir
du temps comme différance.
Cette structure très formelle est impliquée par toutes les
analyses des investissements du système de l'oralité et du sys-
tème audio-phonique en général, si riche et si divers qu'en soit
le champ.
Dès lors que la non-présence vient à être ressentie dans la
voix elle-même — et elle est au moins pressentie dès le seuil
de l'articulation et de la diacriticité — l'écriture est en quelque
sorte fissurée dans sa valeur. D'un côté, nous l'avons vu, elle
est l'effort pour se réapproprier symboliquement la présence.
De l'autre, elle consacre la dépossession qui avait déjà dis-
loqué la parole. Dans les deux sens, on peut dire que, d'une
manière ou d'une autre, elle avait déjà commencé à travailler
la parole « vive », l'exposant à la mort dans le signe. Mais
le signe supplémentaire n'expose pas à la mort en affectant
une présence à soi déjà possible. L'auto-affection constitue le
même (auto) en le divisant. La privation de la présence est
la condition de l'expérience, c'est-à-dire de la présence.
En tant qu'il met en jeu la présence du présent et la vie
du vivant, le mouvement du langage n'a pas seulement, on s'en
doute, un rapport d'analogie avec l'auto-affection « sexuelle ».
II se confond avec elle en totalité même si cette totalité est forte-
ment articulée et différenciée. Vouloir les distinguer, tel est
le vœu logocentrique par excellence. Sa dernière ressource
consisterait à dissoudre la sexualité dans la généralité trans-
cendantale de la structure « touchant-touché », telle que pourrait
la décrire une certaine phénoménologie. Cette dissociation est
celle-là même par laquelle on voudrait discerner la parole de
l'écriture. De même que le « funeste avantage » de l'auto-
affection sexuelle commence bien avant ce qu'on croit pouvoir
circonscrire sous le nom de masturbation (organisation de
gestes dits pathologiques et fautifs, réservés à quelques enfants
ou adolescents), de même la menace supplémentaire de l'écri-
ture est plus vieille que ce que l'on croit pouvoir élever sous
le nom de parole.
La métaphysique consiste dès lors à exclure la non-présence
en déterminant le supplément comme extériorité simple, comme
pure addition ou pure absence. C'est à l'intérieur de la
structure de la supplémentarité que s'opère le travail d'exclu-
sion. Le paradoxe, c'est qu'on annule l'addition en la consi-
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