DE LA GRAMMATOLOGIE
dérant comme une pure addition. Ce qui s'ajoute n'est rien
puisqu'il s'ajoute à une présence pleine à laquelle il est exté-
rieur. La parole vient s'ajouter à la présence intuitive (de l'étant,
de l'essence, de l'eidos, de l'ousia, etc.) ; l'écriture vient s'ajouter
à la parole vive et présente à soi ; la masturbation vient
s'ajouter à l'expérience sexuelle dite normale ; la culture vient
s'ajouter à la nature, le mal à l'innocence, l'histoire à l'ori-
gine, etc.
Le concept d'origine ou de nature n'est donc que le mythe
de l'addition, de la supplémentarité annulée d'être purement
additive. C'est le mythe de l'effacement de la trace, c'est-à-dire
d'une différance originaire qui n'est ni absence ni présence,
ni négative ni positive. La différance originaire est la supplé-
mentarité comme structure. Structure veut dire ici la com-
plexité irréductible à l'intérieur de laquelle on peut seulement
infléchir ou déplacer le jeu de la présence ou de l'absence :
ce dans quoi la métaphysique peut se produire mais qu'elle
ne peut penser.
Que cet effacement de la trace se soit porté, de Platon à
Rousseau et à Hegel, sur l'écriture au sens étroit, c'est là un
déplacement dont on perçoit peut-être maintenant la nécessité.
L'écriture est un représentant de la trace en général, elle n'est
pas la trace elle-même. La trace elle-même n'existe pas. (Exister,
c'est être, être un étant, un étant-présent, te on.) Ce déplace-
ment laisse donc enfoui, d'une certaine manière, le lieu de la
décision, mais il le désigne très sûrement.
L'écriture, mal politique et mal linguistique.
Le désir désire l'extériorité de la présence et de la non-
présence. Cette extériorité est une matrice. Parmi tous ses
représentants (extériorité de la nature et de ses autres, du bien
et du mal, de l'innocence et de la perversité, de la conscience
et de la non-conscience, de la vie et de la mort, etc.), il en
est un qui requiert maintenant une attention particulière. Il
va nous introduire à l'Essai sur l'origine des langues. C'est
l'extériorité de la maîtrise et de la servitude ou de la liberté
et de la non-liberté. Parmi tous ces représentants, l'extériorité
de la liberté et de la non-liberté a peut-être un privilège. Il
rassemble plus clairement que d'autres l'historique (le politique,
238
L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
l'économique, le technique) et le métaphysique. Heidegger a
résumé l'histoire de la métaphysique en répétant ce qui faisait
de la liberté la condition de la présence, c'est-à-dire de la
vérité
2
. Et la voix se donne toujours comme la meilleure
expression de la liberté. Elle est d'elle-même le langage en
liberté et la liberté de langage, le franc-parler qui n'a pas à
emprunter ses signifiants à l'extériorité du monde, et qui
semble donc n'en pouvoir être dépossédé. Les êtres les plus
enchaînés et les plus démunis ne disposent-ils pas encore de
cette spontanéité intérieure qu'est la voix ? Ce qui est vrai
du citoyen l'est d'abord de ces êtres nus et offerts à la puis-
sance d'autrui : les nouveau-nés. « Les premiers dons qu'ils
reçoivent de vous sont des chaînes ; les premiers traitements
qu'ils éprouvent sont des tourments. N'ayant rien de libre que
la voix, comment ne s'en serviraient-ils pas pour se plaindre ? »
(Emile, p. 15. Nous soulignons).
L'Essai sur l'origine des langues oppose la voix à l'écriture
comme la présence à l'absence et la liberté à la servitude.
Ce sont à peu près les derniers mots de l'Essai : « Or je dis
que toute langue avec laquelle on ne peut pas se faire entendre
au peuple assemblé est une langue servile ; il est impossible
qu'un peuple demeure libre et qu'il parle cette langue-là »
(chap. XX). C'est par cette phrase que nous avions repris pied
sur une terre rousseauiste que nous avions à peine quittée,
lors du détour par l'idéologie lévi-straussienne du neigh-
bourhood, des « petites communautés où tout le monde connaît
tout le monde » et où personne ne se tient hors de portée de
voix : idéologie classique à partir de laquelle l'écriture pre-
nait le statut d'une triste fatalité venant fondre sur l'innocence
naturelle et interrompant l'âge d'or de la parole présente et
pleine.
Rousseau concluait ainsi :
« Je finirai ces réflexions superficielles, mais qui peuvent
en faire naître de plus profondes, par le passage qui me les
a suggérées. « Ce serait la matière d'un examen assez philo-
sophique, que d'observer dans le fait, et de montrer par des
exemples, combien le caractère, les mœurs et les intérêts
.2. Il faudrait citer ici in extenso De l'essence du fondement
et De l'essence de la vérité, et notamment tout ce qui y fait commu-
niquer les notions de Polis, d'Agathon et d'Aletheia.
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DE LA GRAMMATOLOGIE
d'un peuple influent sur sa langue » (Remarques sur la
grammaire générale et raisonnée, par M. Duclos, p. 2).
Le Commentaire
3
de Duclos semble avoir été en effet, avec
l'Essai sur l'origine des connaissances humaines de Condillac
(1746), l'une des « sources » majeures de l'Essai sur l'origine
des langues. Et l'on pourrait même être tenté de considérer
l'Essai de Rousseau comme l'accomplissement du programme
« philosophique » assigné par Duclos. Celui-ci regrette
« le penchant que nous avons à rendre notre langue molle,
efféminée et monotone. Nous avons raison d'éviter la rudesse
dans la prononciation, mais je crois que nous tombons trop
dans le défaut opposé. Nous prononcions autrefois beaucoup
plus de diphtongues qu'aujourd'hui ; elles se prononçaient dans
les temps des verbes, tels que j'avois, j'aurois, et dans plusieurs
noms, tels que François, Anglois, Polonois, au lieu que nous
prononçons aujourd'hui j'avès, j'aurès, Françès, Anglès, Polo-
nès. Cependant ces diphtongues mettaient de la force et de la
variété dans la prononciation, et la sauvoient d'une espèce de
monotonie qui vient, en partie, de notre multitude d'e
muets »
4
.
La dégradation de la langue est le symptôme d'une dégra-
dation sociale et politique (thème qui deviendra très fréquent
'dans la deuxième moitié du XVIII
e
siècle) ; elle a son origine
dans l'aristocratie et dans la capitale. Duclos annonce très pré-
cisément des thèmes rousseauistes lorsqu'il poursuit ainsi : « Ce
qu'on appelle parmi nous la société, et que les anciens
3. Nous nous référerons à l'édition suivante : Grammaire géné-
rale et raisonnée de Port-Royal, par Arnaud et Lancelot ; Précédée.
d'un Essai sur l'origine et les progrès de la Langue française, par
M. Petitot, et suivie du Commentaire de M. Duclos, auquel on a
ajouté des notes. Perlet An XI.-1803.
4. P. 396. L'écho le plus précis de ce texte se trouve, en dehors
de l'Essai, dans les notes groupées dans l'édition de la Pléiade sous
le titre Prononciation (T. II, p. 1248) et, dans l'édition Streickeisen-
Moultou, sous le titre Fragment d'un Essai sur les langues. Rous-
seau lie dans sa critique la dégradation des mœurs, la corruption
de la prononciation et le progrès de l'écriture. Il cite même des
exemples d'altérations auxquels il a eu le triste privilège d'assister, et
qui sont dus à un « vice de prononciation dans l'organe, ou dans
l'accent, ou dans l'habitude ». « Mots dont j'ai vu changer la
prononciation : Charolois — Charolès, secret — segret, persécuter —
perzecuter, etc. » Tous ces thèmes renvoient aussi à l'abbé Du Bos,
Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719).
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