L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
n'auroient appelé que coterie, décide aujourd'hui de la langue
et des mœurs. Dès qu'un mot est quelque temps en usage
chez le peuple des gens du monde, la prononciation s'en amol-
lit »
5
. Duclos juge aussi intolérable la mutilation ainsi infligée
aux mots, les altérations et surtout les raccourcissements ; il ne
faut surtout pas couper les mots :
« Cette nonchalance dans la prononciation, qui n'est pas
incompatible avec l'impatience de s'exprimer, nous fait altérer
jusqu'à la nature des mots, en les coupant de façon que le
sens n'en est plus reconnoissable. On dit, par exemple, aujour-
d'hui proverbialement, en dépit de lui et de ses dens, au lieu
de ses aidans. Nous avons plus qu'on ne croit de ces mots
raccourcis ou altérés par l'usage. Notre langue deviendra
insensiblement plus propre pour la conversation que pour la
tribune, et la conversation donne le ton à la chaire, au
barreau et au théâtre ; au lieu que chez les Grecs et chez
les Romains, la tribune ne s'y asservissait pas. Une pronon-
ciation soutenue et une prosodie fixe et distincte, doivent se
conserver particulièrement chez des peuples qui sont obligés
de traiter publiquement des matières intéressantes pour tous les
auditeurs, parce que, toutes choses égales d'ailleurs, un orateur
dont la prononciation est ferme et variée, doit être entendu
de plus loin qu'un autre... »
L'altération de la langue et de la prononciation serait donc
inséparable de la corruption politique. Le modèle politique qui
inspire ainsi Duclos, c'est la démocratie de style athénien ou
romain. La langue est la propriété du peuple. Ils tiennent l'un
de l'autre leur unité. Car s'il y a un corpus de la langue, un
système de la langue, c'est dans la mesure où le peuple est
assemblé et réuni « en corps » : « C'est un peuple en corps
qui fait une langue... Un peuple est donc le maître absolu de
la langue parlée, et c'est un empire qu'il exerce sans s'en
apercevoir »
6
. Pour déposséder le peuple de sa maîtrise de la
5. P. 397.
6. P. 421. « C'est un peuple en corps qui fait une langue. C'est
par le concours d'une infinité de besoins, d'idées, et de causes
physiques et morales, variées et combinées durant une succession
de siècles, sans qu'il soit possible de reconnaître l'époque de,« chan-
gements, des altérations ou des progrès. Souvent le caprice décide ;
quelquefois c'est la métaphysique la plus subtile, qui échappe à la
réflexion et à la connaissance de ceux mêmes qui en sont les
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DE LA GRAMMATOLOGIE
langue et ainsi de sa maîtrise de soi, il faut donc suspendre
le parlé de la langue. L'écriture est le processus même de la
dispersion du peuple réuni en corps et le commencement de
son asservissement : « Le corps d'une nation a seul droit sur
la langue parlée, et les écrivains ont droit sur la langue écrite :
Le peuple, disait Varron, n'est pas le maître de l'écriture comme
de la parole » (p. 420).
Cette unité du mal politique et du mal linguistique appelle
donc un « examen philosophique ». A cet appel, Rousseau
répond déjà par l'Essai. Mais on reconnaîtra encore beaucoup
plus tard, sous sa forme la plus aiguë, la problématique de
Duclos. La difficulté de la pédagogie du langage et de l'enseigne-
ment des langues étrangères, c'est, dira l'Emile, qu'on ne peut
séparer le signifiant du signifié et qu'en changeant les mots
on change les idées, de telle sorte que l'enseignement d'une
langue transmet en même temps toute une culture nationale sur
laquelle le pédagogue n'a aucun contrôle, qui lui résiste comme
le déjà-là précédant la formation, l'institution précédant l'ins-
truction.
« On sera surpris que je compte l'étude des langues au
nombre des inutilités de l'éducation... Je conviens que si
l'étude des langues n'était que celle des mots, c'est-à-dire des
figures ou des sons qui les expriment, cette étude pourrait
convenir aux enfants : mais les langues, en changeant les
signes, modifient aussi les idées qu'ils représentent. Les têtes
se forment sur les langages, les pensées prennent la teinte
des idiomes. La raison seule est commune, l'esprit en chaque
langue a sa forme particulière ; différence qui pourrait bien
être en partie la cause ou l'effet des caractères nationaux ;
et, ce qui paraît confirmer cette conjecture est que, chez
toutes les nations du monde, la langue suit les vicissitudes
des mœurs, et se conserve ou s'altère comme elles » (p. 105).
Et toute cette théorie de l'enseignement des langues repose
sur une distinction rigoureuse entre la chose, le sens (ou idée)
et le signe ; on dirait aujourd'hui entre le référent, le signifié
et le signifiant. Si le représentant peut avoir une efficace, parfois
néfaste, sur le représenté, et si l'enfant ne doit et ne peut
auteurs... L'écriture (je parle de celle des sons) n'est pas née, comme
le langage, par une progression lente et insensible : elle a été
bien des siècles avant de naître ; mais elle est née tout-à-coup,
comme la lumière. »
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L' « ESSAI SUR I.'ORIGINE DES LANGUES »
« apprendre à parler qu'une langue », c'est que « chaque chose
peut avoir pour lui mille signes différents ; mais chaque idée
ne peut avoir qu'une forme » (ibid).
Lancée par Duclos, l'invitation à 1' « examen philosophique »
de cette question a donc longtemps cheminé en Rousseau. Elle
avait été formulée dans le Commentaire en 1754. Elle est citée
dans la conclusion de l'Essai ; mais d'autres passages du Com-
mentaire sont évoqués ailleurs, notamment au chapitre VII.
Est-ce que ces citations, qui n'ont donc pas pu être antérieures
à la publication du second Discours (Discours sur l'origine et
les fondements de l'inégalité parmi les hommes) daté aussi
de 1754, nous livrent quelque certitude quant à la date de rédac-
tion de l'Essai ? Et dans quelle mesure peut-on lier ce problème
chronologique au problème systématique de ce qu'on appelle
l'état de la pensée de l'auteur ? L'importance que nous recon-
naissons à cet ouvrage nous interdit de négliger cette ques-
tion.
Sur la date de composition de ce texte peu connu et publié
après la mort de Rousseau, les interprètes et les historiens les
plus autorisés se sont rarement mis d'accord. Et quand ils l'ont
fait, c'est en général pour des raisons différentes. L'enjeu der-
nier de ce problème est évident : peut-on parler d'une œuvre
de la maturité ? Son contenu s'accorde-t-il avec celui du second
Discours et des œuvres ultérieures ?
Dans ce débat, les arguments externes se mêlent toujours
aux arguments internes. Il dure depuis plus de soixante-dix ans
et il a connu deux phases. Si nous commençons par rappeler
la plus récente, c'est d'abord parce qu'elle se déroule un peu
comme si la phase antérieure n'avait pas mis un point que nous
croyons final à l'aspect externe du problème. Mais c'est aussi
parce qu'elle renouvelle d'une certaine manière la forme du pro-
blème interne.
Le débat actuel : l'économie de la Pitié.
Les citations de Duclos ne sont pas les seuls indices qui per-
mettent aux commentateurs modernes de conclure que l'Essai
est postérieur au second Discours ou qu'il en est tout au plus
contemporain. B. Gagnebin et M. Raymond rappellent dans
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